« Fusiller, brûler la chair vive, tuer aussitôt. » Les mots claquent, les mots disent la violence de la nuit passée, il y a treize jours, seulement. « L’action est terminée depuis le dimanche 1er juillet dans la nuit. Un état normal est rétabli », ajoute le Chancelier, l’affaire est close. Les badauds peuvent regarder partir les députés ; on applaudit et salue les dignitaires : Hitler, Goering, Himmler, Hess. Puis Berlin s’endort. Le « Justicier suprême du peuple allemand » a parlé. Hans Kluge se souvient de ce 13 juillet. Il était alors un jeune homme de 18 ans, maigre, blond, enthousiaste. Il habitait avec ses parents près de la Koenigsplatz. Des groupes partaient en chantant ; la radio transmettait le discours du Chancelier Hitler. Le Führer s’en était pris à « un journaliste étranger qui profite de notre hospitalité et proteste au nom des femmes et des enfants fusillés et réclame vengeance en leur nom. » Hans Kluge se souvient, il avait injurié ce journaliste partial qui trahissait l’hospitalité allemande. En fait il ne savait pas, il ne lisait pas de journaux étrangers. Il n’imaginait même pas que, depuis le 1er juillet, la presse internationale dans son ensemble condamnait les méthodes hitlériennes.
Le Temps, pondéré et austère organe des milieux financiers français, officieux porte-parole du ministère des Affaires étrangères, écrit le 2 juillet que « ces scènes sanglantes » se déroulent « dans une atmosphère à la fois tragique et délétère de Bas Empire ». Le lendemain le journal ajoute : « Ce n’est pas un beau crime... C’est une affaire de police des moeurs. On y sent la culpabilité, la trahison, l’hypocrisie. Ces cadavres sont exhibés dans la fange et les meurtriers se sont ménagé un alibi. Le bourreau se fait pudibond. Il ne tue pas seulement il prêche. Il a toléré le stupre et l’orgie... »
À Londres, à New York, à Chicago, les mêmes mots reviennent. Là, c’est d’un « retour aux méthodes politiques du Moyen Âge » qu’il est question. Ici, on indique que les « gangsters de Chicago sont plus honnêtes ». « Turpitudes morales », « sauvageries », « pourriture du nazisme », « férocité calculée et par là même plus répugnante », « despotes orientaux et médiévaux » : la presse internationale est sans excuses pour les nazis. La Pravda, qui n’est pas encore le quotidien d’une Union soviétique en proie aux purges et aux procès, dénonce « les événements du 30 juin qui rappellent les moeurs de l’Équateur ou de Panama ».
Cependant, ce 13 juillet, accroché rageusement à la tribune de l’Opéra Kroll, Hitler poursuit son discours-justification. Dans la salle les députés applaudissent longuement, violemment, Hitler poussé par cette passion qu’il déchaîne, parle de plus en plus rapidement « Si enfin, s’écrie-t-il, un journal anglais déclare que j’ai été pris d’une crise de nerfs, ceci aussi serait aisément vérifiable. Je puis déclarer à ce journaliste famélique que, jamais, même pendant la guerre, je n’ai eu de crise de nerfs... »
La voix est rauque, dure. « Je suis prêt moi-même à assumer devant l’histoire la responsabilité des décisions que j’ai dû prendre pour sauver ce qui nous est le plus précieux au monde : le peuple allemand et le Reich allemand. »
L’auditoire se lève comme un seul bloc, les applaudissements déferlent. En ce vendredi 13 juillet soir d’été, alors que par les rues voisines de l’Opéra Kroll, dans les allées du Tiergarten, les groupes s’en vont en chantant ces décisions que le Führer revendique « devant l’histoire », les députés nazis les approuvent par acclamations dans la salle où brillent les grands lustres de cristal taillé.
Mais ces décisions qui ont provoqué les exécutions et les assassinats, elles ont surgi, au terme d’une longue histoire, un autre vendredi, le vendredi 29 juin 1934, au bord du Rhin, à Bad Godesberg. C’est là, dans une soirée orageuse, sur la terrasse d’un hôtel, qu’a commencé la Nuit des longs couteaux.
Première partie
LA NUIT RHÉNANE
Du vendredi 29 juin 14 heures au
samedi 30 juin 1934 1 heure
1
VENDREDI 29 JUIN 1934
Godesberg. Hôtel Dreesen, entre 14 heures et 21 heures
SUR LES BORDS DU RHIN
Au nord, à une centaine de kilomètres, il y a la Ruhr. Parfois quand le vent s’engouffre dans la vallée du Rhin, le vent aigre et humide du nord-est, il porte jusqu’ici à Godesberg les fumées grises de la Ruhr, chargées d’oxyde de carbone et d’odeurs de soufre.
Mais en juin, le vent du nord-est ne souffle pas. Le Rhin ressemble alors, vu de la terrasse de l’hôtel Dreesen à Godesberg au début de l’après-midi, au fleuve d’autrefois : le Rhin des burgs et de la Lorelei, et le soleil chaud et tendre de juin le fait miroiter comme une tresse blonde. Sur la terrasse de l’hôtel Dreesen, souvent, des directeurs, venus des villes dures, noires, enfumées, venus des villes puissantes dont les noms résonnent comme des forges, Essen, Cologne, Bochum, Dortmund, Gelsenkirchen, des directeurs engourdis par le vin capricieux du Rhin, rêvent en regardant les paysages doux de juin.