On murmure aussi des noms de généraux, l’un qui fut chancelier, des noms de hauts fonctionnaires, et parfois à ces personnalités se mêle le nom d’un inconnu, d’un juif dont on a retrouvé le corps, d’un aubergiste, puis c’est à nouveau le nom de l’un des fondateurs du parti, Gregor Strasser lui-même. Tous abattus sans explication par des équipes de tueurs sans passion, méthodiques et glacés. Abattus devant leurs portes, devant témoin, et parfois l’épouse a payé de sa vie un mouvement trop brusque. Les cadavres sont restés là, dans une entrée, un bureau de ministère, sur le bord d’une route, dans un bois ou à demi enfoncés dans l’eau d’un marécage. Quelques heures plus tard, la police est arrivée, les corps ont été emportés ou bien plusieurs jours après on les a découverts par hasard. On a tué à Munich, à Berlin, en Silésie. Des pelotons d’exécution ont fonctionné dans les cours des casernes. Quelques dizaines ou quelques centaines de victimes ? Des hommes sont morts en criant Heil Hitler, d’autres en maudissant le Führer. On a été sans égard pour les proches, sans pitié pour les victimes : on a tué des hommes dans leur lit et on en a égorgé d’autres dans des caves. Les Nazis ont-ils, au cours de cette nuit, selon la logique implacable des révolutions, commencé à s’entredévorer ?
À Rome, le baron Pompeo Aloisi, aristocrate devenu chef de cabinet de Mussolini, est perplexe. Il y a moins de quinze jours, le 14 juin, à Venise, il a assisté à la première rencontre entre le Duce et le Führer. Rien ne laissait soupçonner les événements. Malgré quelques rumeurs, les Sections d’Assaut semblaient toujours l’une des forces sur lesquelles s’appuyait le régime. Les hommes en chemise brune et leur chef, le capitaine Roehm, n’avaient-ils pas aidé Hitler à conquérir le pouvoir en contrôlant les rues des villes allemandes ? Maintenant, en ce 1er juillet, Aloisi note dans son journal : « La répression a été très dure, car sur treize généraux de corps d’armée des Sections d’Assaut sept ont été fusillés. » Au fur et à mesure que, au poste privilégié qu’il occupe, Aloisi reçoit des renseignements nouveaux, il s’étonne davantage des circonstances de la tuerie. « Une Saint-Barthélemy allemande », dira Otto Strasser, le frère de Gregor. Mussolini ne cache pas son mépris. « Pendant les arrestations, lui a précisé Aloisi, il s’est passé des scènes répugnantes. » Le Duce avec sa virilité orgueilleuse de Latin a déjà insisté sur cet aspect. « Une des caractéristiques de la révolte, a-t-il conclu, est que la majeure partie des dirigeants étaient tous des pédérastes, à commencer par Roehm. »
Roehm « avait quelque chose de repoussant » dit André François-Poncet qui, à Berlin était le plus élégant et le plus spirituel des ambassadeurs. « Un banquier très versé dans la société berlinoise, raconte-t-il, et qui se plaisait à réunir autour de sa table les personnalités les plus diverses de l’ancien et du nouveau régime, m’avait instamment prié d’aller dîner chez lui pour faire plus ample connaissance avec Roehm, j’avais accepté... »
L’ambassadeur de France, digne, hautain même, souverain dans ses manières et par son intelligence se rend donc à l’invitation. Le dîner n’est en rien clandestin. « II était servi par Horcher, le restaurateur le plus couru de Berlin. » François-Poncet attend donc le capitaine Roehm. « Il était venu, se souvient-il, accompagné de six ou huit jeunes gens frappants par leur élégance et leur beauté. Le chef des S.A. me les présenta comme ses aides de camp. » Mais la surprise passée, François-Poncet s’ennuie, « Le repas avait été morne. La conversation insignifiante. J’avais trouvé Roehm lourd et endormi. Il ne s’était animé que pour se plaindre de son état de santé et de ses rhumatismes qu’il se proposait d’aller soigner à Wiessee si bien qu’en rentrant chez moi, je pestais contre notre amphitryon ; je le rendais responsable de l’ennui de cette soirée. » Mais plus tard, repensant à ce dîner et à son hôte berlinois, François-Poncet ajoute : « Lui et moi, après le 30 juin, en étions les seuls survivants ; et lui-même ne dut son salut qu’au fait qu’il réussit à s’enfuir en Angleterre{2}. »
ERNST ROEHM
Roehm exécuté, Roehm, chef d’État-major des S.A. depuis le 5 janvier 1931, nommé à ce poste clé par le Führer en personne.