Le 2 décembre 1933, Hitler l’a même fait entrer dans son cabinet comme ministre sans portefeuille. Roehm, on le voit partout en uniforme de S.A., passant en revue les unités de cette immense troupe de 2 500 000 hommes qu’il a constituée. Il parade, il parle, orgueilleusement provocant. Les mots les plus neutres deviennent chez lui, violents, durs, choquants presque. Peut-être est-ce à cause de sa laideur qui est au-delà même de la laideur. Le crâne est toujours rasé, le visage est gros, joufflu, vulgaire, parcouru d’une large cicatrice qui enserre le menton et le nez. Le bout de celui-ci, résultat d’une de ces opérations de chirurgie faciale qu’on pratiquait sur les « gueules cassées », pointe, rond, rouge, caricatural. Roehm est là, pourtant, avec quelque chose de poupin dans cette physionomie violente et rude. Il est là, entouré de beaux jeunes gens aux joues lisses, aux yeux doux, aux profils de médailles, aux mains soignées, serrés dans leurs uniformes bien coupés. Roehm est là, avec son visage difficile à supporter, un visage animal, là debout, avec son ventre proéminent que semble mal contenir le baudrier des S.A.
Lui, il fixe ses interlocuteurs avec audace et insolence, avec l’autorité du Chef, du maître qu’il est, avec tranquillité et orgueil. « Je suis soldat dit-il, je considère le monde de mon point de vue de soldat, c’est-à-dire d’un point de vue volontairement militaire. Ce qu’il y a d’important pour moi dans un mouvement c’est l’élément militaire. »
Son visage, ses balafres ce sont ses preuves, ses décorations, la signature de sa vie. 1908, sous-lieutenant. 1914, le voici en Lorraine, officier sur le front, officier de troupe entraînant les soldats dans la boue, le froid et le fer. Le 2 juin 1916, capitaine, il part à l’assaut de l’ouvrage de Thiaumont, l’une des fortifications de la ceinture de Verdun. Blessé gravement, le voici enlaidi, confirmé dans sa peau pour cette vocation militaire. Front roumain, front français, l’armistice et la honte. Il est avec le colonel von Epp de ces hommes des Freikorps, les corps francs, qui luttent pour ne pas avoir combattu en vain pendant quatre ans. Officier de la petite armée de l’armistice, il organise les Gardes Civiques bavaroises pour écraser les « rouges », ces spartakistes persuadés qu’ils peuvent rééditer dans l’Allemagne vaincue et humiliée la révolution russe. Roehm des années 20, dans le brouillard des hivers bavarois, armant ces milices de l’ordre. Il entre pour le compte de l’armée au Parti Ouvrier Allemand, le futur parti nazi. Là, dans ce milieu de déclassés fanatiques, il rencontre un ancien combattant des premières lignes, pâle, malingre, mais le regard exalté, la passion nationaliste et l’ambition visionnaire brûlant sa vie, un orateur magnétique au débit saccadé : Adolf Hitler, qu’il choisit comme propagandiste du parti. Roehm abattu le 2 juillet 1934 par deux officiers des S.S. sur l’ordre de Hitler. Chancelier du Reich. Pourtant, six mois avant ce sinistre samedi de juin, quand commence la Nuit des longs couteaux, Roehm a reçu le 31 décembre 1933, de son Führer une lettre que la presse a rendue publique. Goering, Goebbels, Hess, Himmler, en tout douze personnes reçurent aussi une lettre de Hitler, ce jour-là, qui marquait, après un an passé à la chancellerie, la reconnaissance de Hitler à ses fidèles camarades. La lettre du Chancelier à Roehm était nette, elle sonnait franc :
Mon cher Chef d’État-major,
« J’ai pu mener le combat du mouvement national-socialiste et de la Révolution nationale-socialiste grâce à la S.A. qui a écrasé la terreur rouge. Si l’armée doit garantir la protection du pays contre le monde extérieur, la S.A. doit assurer la victoire de la Révolution nationale-socialiste, l’existence de l’État national-socialiste et l’union de notre peuple dans la sphère intérieure. Lorsque je t’ai appelé à ton poste actuel, mon cher Chef d’État-major, la S.A. traversait une crise sérieuse. C’est en tout premier lieu à tes services que cet instrument politique doit d’être devenu en quelques années la puissance qui m’a permis de livrer l’ultime combat pour le pouvoir et de mettre à genoux l’adversaire marxiste. C’est pourquoi à la fin de cette année qui a connu la Révolution nationale-socialiste, je me dois de te remercier mon cher Ernst Roehm, pour les inestimables services que tu as rendus au nationalisme et au peuple allemand. Sache que je rends grâce à la Destinée de pouvoir donner à un homme tel que toi le nom d’ami et de frère d’armes.
Avec toute mon amitié, toute ma reconnaissance et toute ma considération.
Ton Adolf Hitler »
Roehm parmi les douze chefs nazis que Hitler vient de distinguer est le seul qui ait eu le privilège d’être tutoyé. « Je rends grâce à la Destinée », écrit Hitler : six mois plus tard, sur son ordre, Roehm sera abattu. Telle est la Destinée.
LE DISCOURS DU 13 JUILLET 1934