La terrasse de l’hôtel Dreesen, ce Claridge de la bourgeoisie rhénane, est habituellement l’un de ces lieux calmes où les hommes d’affaires aiment à se rencontrer, entre hommes, dans la chaleur des conversations sérieuses, des alcools et des cigares. Les garçons du Dreesen sont stylés, silencieux, discrets. En semaine surtout, le Dreesen est le lieu rêvé pour un déjeuner important ou une rencontre clandestine, surtout au début de l’été.
Mais tous les étés ne se ressemblent pas et, ce 29 juin 1934, un vendredi, les quelques habitués qui achèvent de déjeuner au Dreesen sont totalement abandonnés. Le service est suspendu : seul le maître d’hôtel va et vient, inutile et désorienté... Le personnel a quitté son poste. Des curieux se sont glissés dans le hall et jusque sur la terrasse. Au premier rang, Walter Breitmann. Il était alors l’un des plus jeunes serveurs de l’hôtel. Il se souvient. Le maître d’hôtel tentait de le rappeler. En vain.
Walter Breitmann regarde fasciné les voitures noires, des Mercedes-Benz, dont deux sont décapotées, s’arrêter lentement devant le perron, faisant à peine crisser le gravier de l’allée. Le Führer ! Des applaudissements éclatent, des cris, Walter Breitmann applaudit aussi, puis il salue, le bras tendu, comme il le voit faire autour de lui. De la première voiture descend un homme massif, en uniforme des S.A., les Sections d’Assaut C’est l’Oberleutnant Wilhelm Brückner qui tient auprès d’Adolf Hitler les rôles de garde du corps, d’ordonnance et d’aide de camp. Dans les défilés, sur les tribunes, il est derrière le Führer, impassible, dominant de sa haute taille la silhouette du Chancelier.
Brückner, tout en se penchant vers la voiture, jette un regard circulaire sur la petite foule où Walter Breitmann, immobile, le bras tendu, attend. Maintenant Wilhelm Brückner ouvre la portière et Adolf Hitler descend à son tour. Les cris, les acclamations redoublent le Chancelier salue, le bras à demi levé ; le visage est sévère, il monte rapidement les quelques marches.
Le propriétaire de l’hôtel Dreesen le suit cependant que les portières des autres voitures claquent et que la première déjà, celle d’où est descendu Hitler, démarre lentement et va se ranger quelques dizaines de mètres plus loin. L’Oberleutnant Wilhelm Brûckner parle au propriétaire : Walter Breitmann observe la haute stature du nazi, sanglé dans son uniforme. Le propriétaire s’excuse par avance : on ne l’a prévenu qu’il y a quelques heures.
Le Führer visitait les camps de travail, une grande tournée d’inspection à travers tout le Gau du Rhin inférieur et de la Westphalie. Il avait rendu visite à l’École régionale des cadres du R.A.D. (Service du Travail du Reich) à Schloss Buddenberg près de Lunen.
Il pleut sur Schloss Buddenberg, une pluie d’été, agréable, pareille à une vapeur tiède. C’est le matin, vers 10 heures, la foule est là, massée, elle crie, Heil, Sieg Heil, elle entoure la voiture découverte du Führer qui serre des mains de tous côtés, souriant. Quand la voiture s’arrête devant le bâtiment central de l’École, le directeur, le docteur Decker s’avance et souhaite la bienvenue. La pluie à ce moment a presque cessé : des flaques, l’herbe humide, une odeur de terre mouillée la rappellent encore.
Des centaines de jeunes gens sont là, les muscles tendus, leurs torses et leurs jambes nus, bronzés, luisants de sueur et de pluie, maigres et virils, les tempes et les nuques rasées, tendant leurs bras presque à l’horizontale pour le salut hitlérien. Le Chancelier Adolf Hitler passe lentement devant eux. Il porte un long manteau de cuir, et il tient sa casquette à la main. Ses cheveux mouillés paraissent encore plus noirs. Hierl, secrétaire d’État et Führer du R.A.D., est avec lui. Il marche quelques pas en arrière, silhouette enveloppée comme celle du Chancelier dans un manteau long qui étonne, car, malgré l’humidité, il fait chaud, lourd, étouffant. Derrière les deux hommes, il y a Brückner, Dietrich, Schaub.
Bientôt les jeunes hommes s’élancent devant le Chancelier du Reich : les exercices de gymnastique font virevolter leurs corps. D’autres chantent en choeur, d’autres récitent des poèmes à la gloire de l’Allemagne nazie. Les chefs du parti regardent : la jeunesse est là devant eux, dans la fête de ses muscles, la jeunesse qu’ils ont entraînée avec eux.
Pourtant Hitler parait soucieux. Il salue à peine le docteur Decker quand le cortège officiel quitte l’École, ses baraques décorées de guirlandes et ses stagiaires qui crient leurs Heil sonores et joyeux.