Le jeune Walter Breitmann regarde l’Oberleutnant traverser d’un pas lent et long la salle puis se diriger vers le Chancelier qui tourne la tête. Une conversation s’engage à voix basse et Brückner repart vers le téléphone de l’hôtel Dreesen. Le dîner a été servi. Le Chancelier mange peu comme à son habitude. À Brückner qui, une fois de plus, reparaît sur la terrasse il demande des nouvelles de Viktor Lutze qu’il a convoqué à Godesberg. Brückner pense qu’on a pu le joindre. Hitler se détend un peu : avec Lutze, il tient un fidèle de la Sturmabteilung. Cet Obergruppenführer est le chef du Gau de Hanovre. Il est donc l’un des dix hommes placés à la tête des circonscriptions de la S.A. qui contrôlent l’Allemagne. Homme quelconque, effacé, au visage de bon élève discipliné. Selon son chef Ernst Roehm, Viktor Lutze n’est qu’un « exécutant capable et consciencieux qui manque d’envergure ».
Brückner le confirme au Führer, Viktor Lutze sera là dès que possible, le temps de rouler de Hanovre à Godesberg, quelque trois cents kilomètres de route sans aucune difficulté. Dans quelques heures Viktor Lutze se présentera : il suffira de lui donner des ordres. Le Chancelier se plonge à nouveau dans le silence. Quand l’Obergruppenführer S.A. Viktor Lutze apparaîtra, le choix devra être fait. Les S.A. du capitaine Roehm devront s’y plier. Combien sont-ils ces hommes en chemise brune, à la casquette à visière et qui portent sur le bras gauche, au-dessus du coude le brassard à croix gammée ? 2 500 000, 3 000 000 ? A peine 100 000 ? Ils font la puissance du capitaine Roehm, qui, outre les S.A., a directement ou indirectement sous ses ordres les Schutzstaffeln (S.S. = sections de protection), qui de 280 en 1929 sont peut-être 50 000 à la prise du pouvoir en janvier 1933 et 300 000 en juin 1934, le N.S.K.K. (Corps automobile national-socialiste), les Hitler-Jugend (1 500 000), soit en tout près de 5 000 000 d’hommes alors que le Generaloberst von Blomberg, ministre de la Guerre, n’a que 300 000 hommes sous ses ordres. L’essentiel pourtant ce sont les S.A. Ce sont eux qui font la force de Roehm.
Le Chancelier, alors qu’il attend sur la terrasse de l’hôtel Dreesen qu’arrive Lutze, qu’arrivent les nouvelles de Berlin, qu’arrive dans la nuit du 29 juin 1934 le moment où il faudra faire le geste du destin, le Chancelier ne peut que penser à tous ces hommes en uniforme, et dont la règle est l’obéissance jusqu’à la mort à sa personne. Il ne peut que penser à ces S.A., dont Roehm dans le dernier grand discours qu’il prononce le 18 avril 1934, à Berlin devant la presse étrangère, a dit qu’ils avaient été « non pas une bande de conjurés intrépides mais une armée de croyants et de martyrs, d’agitateurs et de soldats ». Les « soldats politiques » d’Adolf Hitler. « Le Führer nous a donné, disait Roehm, le drapeau rouge à croix gammée, symbole nouveau de l’avenir allemand, il a donné la chemise brune que revêt le S.A. dans le combat, les honneurs et dans la mort. Par l’éclat de la couleur, la chemise brune distingue pour tous le S.A. de la masse. C’est dans ce fait qu’elle trouve sa justification : elle est le signe distinctif du S.A. Elle permet à l’ami comme à l’ennemi de reconnaître au premier coup d’oeil celui qui croit à la conception du monde national-socialiste ».
Ce soir, les S.A., ces « soldats politiques » qui, comme le dit Roehm, « ont ouvert à coups de poing à l’idée nationale-socialiste la voie de l’avenir, la voie qui mène à la victoire », ces hommes, leur sort est en question et il se joue sur cette terrasse de l’hôtel Dreesen qui domine le Rhin.
Mais il faut jouer à coup sûr. Roehm l’a dit et répété, « les S.A. ne sont pas une institution de moralité pour l’éducation de jeunes filles, mais une association de rudes combattants ».
Le Chancelier, alors que passent les heures qui le rapprochent du choix, peut se souvenir de ce petit service d’ordre né à l’initiative de Ernst Roehm, l’officier expérimenté, le 3 août 1921, quand il avait fallu avec les premiers S.A. défendre les réunions du Parti et empêcher les adversaires de tenir les leurs. Section d’Assaut recrutée parmi les durs, les anciens des Freikorps, venus de la brigade de marine du capitaine Ehrhardt et de von Löwenfeld, du Corps des Chasseurs du général Maerker ou de, l’organisation Escherich. Avant d’être les S.A., ils avaient été les combattants de ces nouvelles « grandes compagnies » qui menaient dans les landes des bords de la Baltique, face aux Polonais ou dans les villes, contre les marins et les ouvriers en révolution, des combats incertains, à demi clandestins, avec ces mitrailleuses lourdes que l’armée fournissait, avec cet armement et cet uniforme de hasard qui donnaient à ces troupes aguerries, faites d’anciens combattants de moins de trente ans, l’allure de bandes d’aventuriers maigres et nerveux, de réprouvés se déplaçant dans les brouillards du Nord, et dans l’Allemagne en anarchie comme dans un empire à conquérir.