Les prisonniers sont, au fur et à mesure, poussés vers la cave, placés sous bonne garde : des S.S., des agents de la Bay Po Po, les surveillent l’arme au poing. Bientôt Hitler, Goebbels, Lutze, Brückner, Maurice, Dietrich, ressortent dans le jardin. Face à eux, le lac, coupé maintenant par une bande claire de lumière, est à peine ridé par une brise douce. La paix, les grands arbres, la mousse et l’herbe humide de rosée. Goebbels rit et des S.S. eux aussi parlent fort, avec la joie de ceux qui l’ont emporté plus facilement qu’ils ne l’escomptaient Hitler est entouré : il ne parle pas, il paraît écouter ses hommes qui commentent les quelques instants qu’ils viennent de vivre. Il se tait. Il a joué et gagné. Autour de lui la détente : dans les voix, dans les gestes. Mais Hitler sait qu’une partie n’est gagnée que lorsqu’elle est finie, que les adversaires sont morts.
Brusquement, un bruit de moteur. Goebbels raconte : « À ce moment, la Stabswache, la garde personnelle de Roehm, arrive de Munich. Le Führer lui ordonne de faire demi-tour. » Deux phrases, deux courtes phrases pour marquer que le destin a hésité, ce matin-là, au bord du lac de Tegernsee. Les S.A. de la Stabswache sont des fidèles de Roehm, à toute épreuve. Ils sautent du camion, lourdement armés. Leurs officiers regardent avec surprise les S.S., la pension Hanselbauer. Leur chef est ce Julius Uhl dont ils ignorent qu’il n’est plus, comme Roehm, qu’un prisonnier. Ils hésitent, incertains, et les S.S., face à eux, tout à coup silencieux, les observent. Tout peut basculer. Hitler fait quelques pas. Il est entre ces hommes armés, seul à vouloir, seul à pouvoir. Les officiers S.A. le saluent. Il commence à parler, sa voix s’affermit : je suis le chef responsable, votre Führer, vous devez retourner à Munich, attendre mes ordres. Les officiers S.A. se consultent du regard, puis remontent dans le camion avec leurs hommes et le véhicule démarre lentement, passant le portail de la pension Hanselbauer. Pendant quelques minutes on entend encore le bruit du moteur puis c’est à nouveau le silence, la paix.
Personne ne commente l’incident, mais les rires ont cessé. Tout le monde se tait ; seuls quelques ordres, des hommes – Uhl, Spreti, Roehm, leurs camarades – sont poussés vers les voitures, les portières claquent, le camion chargé des S.S. de la Leibstandarte se range en queue du convoi. Le Führer est dans la première voiture, il a repris sa place à côté du chauffeur et c’est lui qui donne le signal du départ.
UN CONVOI VERS MUNICH
Maintenant le jour règne : le lac est presque entièrement pris dans sa lumière. La brise est déjà tombée et les eaux sont lisses, sans une ondulation ; l’air paraît lui-même immobile comme cela arrive souvent, l’été, durant quelques heures, le matin, en montagne, peu après le lever du soleil, avant que la chaleur n’ait mis en mouvement la nature tout entière. Les voitures longent à nouveau le lac, mais le Führer d’un geste a changé de route : on rentre à Munich par le sud, en faisant le tour du Tegernsee. Hitler est un homme prudent et le départ de la garde personnelle de Roehm ne l’a pas tout à fait rassuré. Les S.A. peuvent se reprendre, revenir à la pension Hanselbauer, croiser le convoi. En passant par le sud, on augmente les chances de les éviter. Effectivement les officiers S.A. sont inquiets, incertains. Tout leur paraît anormal, imprévu : la présence matinale de Hitler, les S.S. armés et la pension Hanselbauer qui semblait vidée de ses occupants. Ils décident de faire arrêter le camion entre Wiessee et Gmund. Mais la colonne de Hitler passe sur l’autre rive.