A Berlin, dans l’appartement de von Tschirschky, le téléphone sonne. Le secrétaire du vice-chancelier Papen décroche au bout de quelques instants, demande qui est à l’appareil : un déclic. A l’autre bout de la ligne on a raccroché sans répondre, comme si l’on voulait seulement s’assurer que Tschirschky était bien à son domicile.
Au n° 8 de la Prinz-Albrecht-Strasse, siège de la Gestapo, les communications se succèdent. Heydrich et Himmler malgré l’heure matinale sont arrivés depuis longtemps, peu de temps après que le Führer eut décollé de Bonn-Hangelar. Il y a quelques instants à peine, un coup de téléphone de Wagner les a avertis que Hitler était parti pour Bad Wiessee et qu’il réclamait la présence de Rudolf Hess à Munich.
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SAMEDI 30 JUIN 1934 Bad Wiessee,
Pension Hanselbauer, 6 heures 30 Munich, 10 heures
LA ROUTE DE BAD WIESSEE
Très vite la route s’élève au milieu des prés et la lumière rasante et brillante, avec des teintes dorées, se réfléchit sur les carrosseries des voitures. Munich, derrière, vers le nord n’est déjà plus que cet assemblage de cubes gris dressés dans la plaine et dont certains paraissent percer une zone d’ombre qui stagne sur la ville. Bientôt c’est la forêt, noire, les arbres tendus, pressés les uns contre les autres, entremêlant leurs branches, hêtres noirs prêts à s’avancer à nouveau, à se rejoindre en recouvrant la route et que seule une attention inquiète des hommes d’Allemagne semble maintenir, disciplinés, surveillés. La route passe entre les arbres et l’air humide et froid, venu des sous-bois obscurs enveloppe les voitures dont le bruit du moteur est étouffé. Le Führer est silencieux près du chauffeur dans la première voiture. Derrière lui, Joseph Goebbels parle, intarissable, refaisant l’histoire du complot de la Sturmabteilung. Hitler se tait. Voilà plus de 24 heures que le Führer n’a pas pris de repos : la nuit de veille à Bad Godesberg pèse sur lui, la nuit de l’hésitation et du choix, l’attente, la route, le vol, la route encore, cette route qui s’enfonce maintenant dans la forêt allemande. Sur le visage de Hitler, gonflé, avec les yeux enfouis sous les paupières bouffies se devinent la fatigue, l’irritation crispante que donne le manque de sommeil. Il a laissé la vitre baissée et le vent frais lui fouette le visage, soulevant ses cheveux. Il a relevé le col de son manteau et il reste ainsi dans l’air humide qui sent la forêt, frileusement enfoui dans son siège, les bras croisés, regardant droit devant lui la route qui conduit au capitaine Ernst Roehm, son camarade. A une trentaine de kilomètres, le chauffeur prend, à droite, une route qui paraît entrer dans la forêt. Elle est étroite, les arbres au-dessus d’elle se rejoignent, voûte basse et irrégulière : parfois les branches frappent les voitures.
Au bout, il y a le lac : Tegernsee dans l’ombre encore, la nuit accrochée aux rives et à l’eau, les forêts des pentes se reflètent près des rives ; en haut, vers les sommets, la lumière règne déjà, éclatant parfois en un reflet aveuglant.
Le chauffeur a ralenti : la route longe le lac, sur la rive occidentale. Le bruit des moteurs résonne et, après le silence de la forêt, il paraît énorme, comme un avertissement lancé à la ronde. Le Führer s’est légèrement penché à la portière : le premier village, Gmund, avec ses maisons en bois apparaît. Ce n’est qu’un groupe de quelques habitations serrées autour d’une belle église, l’une de ces constructions orgueilleuses du XVIIeme siècle. Quelques paysans s’affairent devant les granges, une vieille conduit un troupeau de vaches. Déjà le village est traversé, une plaqué indique, à la sortie, que Bad Wiessee est à 5 kilomètres.
Dans la voiture du Führer, assis sur la banquette arrière, à côté de Goebbels, un officier de la Reichswehr, délégué par le Wehrkreis VII, écoute depuis Munich sans répondre, les bavardages passionnés du ministre de la propagande : l’officier représente le général Adam et l’Abwehr. Hitler se tourne vers lui : « Je sais, dit-il, que vous avez été longtemps le collaborateur du général von Schleicher. » L’officier n’a pas le temps de s’expliquer, le Führer parle vite : « Je dois, hélas ! vous dire, continue-t-il, que le gouvernement est obligé d’ouvrir une instruction contre lui car il est soupçonné d’être en contact avec Roehm et une puissance étrangère. » Puis le Führer se tait à nouveau, se redressant quelque peu sur son siège.
A cette heure, alors que sur les bords du lac de Tegernsee, son nom est tout à coup lâché comme une proie à abattre, le général Schleicher se prépare comme tous les matins à faire quelques exercices de gymnastique. La Griebnitzseestrasse, à Potsdam, où se dresse sa villa cossue est calme, déserte. La journée s’annonce paisible, le général n’a aucune inquiétude, aucun pressentiment. La colline boisée de Babelsberg qu’il regarde de sa fenêtre est enveloppée d’une brume légère sous le ciel bleu de juin.
LA PENSION HANSELBAUER.