« Ce sont des traîtres » crie encore Hitler. Tout le monde se tait. Goebbels dresse avec Wagner, sur un coin du bureau, les listes d’hommes à arrêter. Il n’est pas encore 5 heures. Wagner lui-même téléphone au Gruppenführer S.A. Schmidt. L’ordre est précis : il doit se rendre immédiatement au ministère de l’Intérieur où le Führer l’attend. Hitler va et vient il ne parle pas : devant lui, les groupes s’écartent. Il y a maintenant quelques dizaines d’hommes aux visages résolus, nerveux, donnant à l’atmosphère une intensité difficile à supporter. Hitler s’approche de la fenêtre : dehors la ville est calme, déserte. Le ministère de l’Intérieur est un îlot d’activités, de nombreuses voitures sont rangées devant l’entrée.
Quelques instants plus tard, Schmidt entre dans le bureau. Hitler s’avance au-devant de lui et avant que le Gruppenführer ait pu parler, le Führer se précipite, lui arrache les galons. « Vous êtes arrêté. » « Traître, crie-t-il encore, vous serez fusillé. »
La stupéfaction se lit sur le visage de Schmidt Les témoins ont des sourires figés où se mêlent la joie d’être avec ceux qui l’emportent et aussi la peur. « Vous serez fusillé. » La sentence résonne encore cependant qu’on entraîne Schmidt vers la prison de Stadelheim.
Maintenant on ne peut plus sortir de la Maison Brune. Quelques S.A. qui voulaient rentrer chez eux, ont été refoulés fermement sans violences mais sans explications. La seule réponse des sentinelles armées a été : « Ordre du Führer. » Dans les vastes salles au plafond bas, enfumées, on réveille ceux qui dorment. Les conversations s’animent on ouvre les fenêtres. Le ciel a bleui au-dessus de Munich. Il n’est pas loin de 6 heures. Des garçons de magasins relèvent leurs rideaux de fer. Les S.A., le corps penché au-dessus des rambardes, aperçoivent les camions de la police et des S.S. : la Maison Brune est encerclée.
A peu près à la même heure, des camions de la Reichswehr se rangent dans les cours intérieures de la gare de Munich. Seuls les gradés sont autorisés à descendre des véhicules : les soldats ont été amenés là en renfort et ne doivent intervenir que si les S. S. ne suffisent pas. En effet, sur les quais de la gare, à la surprise des premiers voyageurs pour la plupart des travailleurs, qui portent presque tous le traditionnel petit cartable de cuir, des S.S. prennent position : ils doivent interpeller les chefs S.A. qui vont arriver.
D’autres S.S. se rassemblent devant le ministère de l’Intérieur. Certains, parfois par groupe de deux ou trois, accompagnés d’hommes de la Bay Po Po s’engouffrent dans des voitures qui démarrent rapidement : les équipes de tueurs commencent leur chasse.
Un peu avant 6 heures, le jour est levé : la lumière nette frappe le haut des immeubles sans rompre encore tout à fait l’obscurité grise qui s’accroche au fond des rues. Adolf Hitler sort du ministère de l’Intérieur. Son manteau de cuir serré à la taille est froissé, il garde toujours son chapeau à la main, ses mouvements sont brusques, il regarde dans la rue, à gauche et à droite, paraissant inquiet et anxieux. Goebbels est derrière lui, grimaçant, souriant nerveusement, pâle. Les S.S. saluent. Le Führer hésite quelques minutes puis monte dans la première voiture, à côté du chauffeur. Des S.S. réquisitionnent des taxis, d’autres s’installent dans les dernières voitures officielles. Hitler n’a pas encore donné le signal du départ Wagner reste au haut des marches du ministère, les bras croisés : sa mission est de demeurer à Munich pour contrôler la situation et prévenir toute action des S.A. Il doit notamment emprisonner ceux qui sont restés à la Maison Brune. Quelques minutes plus tard, le convoi s’ébranle, la voiture du Führer ouvrant la marche.
Les quartiers du centre commencent à s’animer. Les camions de la voirie circulent lentement et des concierges balaient devant les portes ; des laveurs de carreaux, leurs éponges au bout d’une longue perche, nettoient les vitrines, Brienerstrasse.
Les voitures roulent vite, sur la large avenue Thaï, abordant rapidement la courbe qui, après l’Isar-Thor-Platz conduit aux ponts sur l’Isar : les eaux, à cette époque de l’année, sont hautes, entraînées par un fort courant qui, contre les piles du Ludwigs-Brücke crée de petites vagues blanches. Les ponts franchis, s’ouvre la longue ligne droite de la Rosenheimer-strasse et, vers le Sud, à une soixantaine de kilomètres, il y a, au bord du lac de Tegernsee, la pension Hanselbauer où dorment Roehm et ses camarades. Les voitures ont maintenant atteint la banlieue de Munich et la route débouche brusquement sur la campagne : au loin on aperçoit la masse sombre de la forêt encore enveloppée d’une brume grise.
Il va être 6 heures.