Enfin les portières claquent et les voitures s’ébranlent. Les deux officiers de la Reichswehr saluent. Après quelques minutes de route, ce sont déjà les premiers immeubles de Munich, la Ville du nazisme. C’est ici que Hitler a commencé, ici qu’en 1923 a eu lieu le premier putsch, que les balles de la police fidèle au gouvernement ont sifflé près de Hitler cependant que tombait Goering à ses côtés. Roehm, en ce temps-là, était au centre de l’action, ayant occupé le ministère de la Guerre. Hitler alors avait marché dans les rues de Munich le revolver au poing, dans l’étroite Residenzstrasse vers l’Odeonplatz, vers ce ministère de la Guerre où Roehm attendait. Puis, la police avait refusé d’ouvrir ses barrages, Hitler criait : « Rendez- vous ! » et les coups de feu avaient éclaté. Hitler avait rapidement fui vers la queue de la colonne, s’engouffrant dans une voiture jaune qui stationnait sur la Max-Josef-Platz. Hitler ne peut que se souvenir de ces 8 et 9 novembre 1923, son coup d’Etat de brumaire avorté. Maintenant, il passe dans les mêmes rues sans arbres, vallées grises aux parois de béton. Tout est désert : les volets sont clos, les magasins fermés. C’est l’aube. A un carrefour quelques groupes de S.A. bavardent, les uns assis sur les trottoirs, d’autres palabrant au milieu de la chaussée. « Nous n’aperçûmes plus, racontera Goebbels, que les derniers restes des formations S.A. qui, trompées, l’esprit flottant, paraissaient ne plus attendre pour se disperser qu’un mot rassurant du Führer. »
Les voitures passent et ces hommes en chemises brunes ne distinguent pas Hitler et Goebbels, le destin de l’Allemagne et leur destin. Beaucoup ont bu depuis hier soir ; certains parlent fort dans ces rues calmes, chantent à tue-tête. Personne n’est intervenu. Depuis longtemps, la police est prudente et les Munichois savent qu’on ne peut pas contester les S.A. Ils sont là, à ce carrefour, dans la lumière grise de ce matin qui pour cela ressemble à ce 9 novembre 1923 alors que vers midi et demi dans une même lumière grise marchait vers l’Odeonplatz la colonne nazie. Certains des S.A. ont décidé de gagner la maison du Parti, la Maison Brune où tant de fois Hitler est venu commémorer les événements de 1923 ou la création du Parti. C’est le Quartier général de la Sturmabteilung et depuis hier soir il ne désemplit pas : on y boit, on y chante. Demain le Führer doit rencontrer Roehm et tout sera éclairci entre la Sturmabteilung et le Parti. Certains S.A., les bottes enlevées, le baudrier défait, la chemise entrouverte dorment sur les bancs. Ces hommes corpulents qui recherchent la fraternité, l’illusion de solidarité que donne l’appartenance à un même groupe, le port du même uniforme, ces hommes, qui s’oublient dans les rites, les beuveries et les chants, sont, ce matin du 30 juin 1934, sans inquiétude. Les derniers qui entrent dans la Maison Brune après avoir traîné toute la nuit dans les brasseries de Munich ne remarquent même pas ces S.S. et ces policiers qui prennent position devant le bâtiment, sentinelles qui paraissent anodines. Ils ne savent pas que le ministre de l’Intérieur Wagner a reçu l’ordre de laisser tous ceux qui le veulent pénétrer dans la Maison Brune mais d’empêcher quiconque d’en sortir à partir de 5 heures du matin.
MUNICH. MINISTERE DE L’INTERIEUR.
Il n’est pas encore 5 heures. Les voitures qui conduisent Hitler, Goebbels, Lutze, Otto Dietrich, Schaub, Wagner, viennent de passer. Elles s’arrêtent devant le ministère de l’Intérieur. Hitler une fois encore descend le premier : il bondit presque. Maintenant que la partie est engagée, il sait qu’il faut jouer vite, abattre ses cartes sans laisser de répit à l’adversaire, abattre des hommes. Des S.S. sont là, devant le ministère, Emil Maurice avec son visage de boxeur marqué par les coups, Buch, Esser, les hommes fidèles que l’on a prévenus de l’arrivée de Hitler et qui attendent parfois depuis des années l’occasion de régler leurs comptes à d’anciens camarades. D’autres S.S. arrivent par petits groupes : ce sont les hommes de Himmler et de Heydrich que Wagner, avant de partir pour l’aéroport, a convoqués. Pour la plupart, ils savent que l’heure de l’action est venue et qu’ils sont avec Hitler.
Le Führer pénètre dans le ministère, Brückner est derrière lui, le visage fermé, les yeux soupçonneux. Les couloirs sont sombres, mal éclairés : il semble qu’on entre à nouveau dans la nuit. Des ordres retentissent, des hommes courent. Le bâtiment s’anime. Au deuxième étage, dans l’antichambre du bureau de Wagner, l’Obergruppenführer S.A. Schneidhuber, attend en somnolant. Quand il aperçoit le Führer, il esquisse un salut mais Hitler est sur lui, les mains ouvertes, comme pour l’agripper, Schneidhuber recule. Hitler crie : « Qu’on l’enferme. » Le visage du Führer est agité de tics, il hurle alors qu’on entraine déjà l’Obergruppenführer vers la prison de Munich-Stadelheim.