Wiessee, Rottach-Egern, Tegernsee : des petites villes s’éveillent. Il est un peu plus de 7 heures et, en les traversant, le convoi a dû ralentir parce que des camionnettes de livraison stationnent dans les rues étroites. Le contraste est grand entre cette colonne noire dirigée par le Chancelier du Reich en personne, cette colonne composée d’hommes armés qui en conduisent d’autres à la mort, cette colonne qui est l’histoire en train de s’écrire et ces autres hommes croisés sur le seuil de leurs boutiques en train de décharger des caisses, de confectionner des paquets, de prendre un déjeuner sous les arbres, ces hommes qui ne savent pas que passent devant eux le Führer et leur destin. Ils ne voient pas Hitler, ils ne l’imaginent pas surgissant ici, parce qu’ils sont enfermés dans leur ignorance, leurs illusions et leur vie quotidienne, un au jour le jour recommencé chaque matin, vie lente et semblable, où l’on fait les mêmes gestes, souvent en ne rêvant même plus qu’ils pourraient être autres. Et Hitler ne les voit pas non plus ces hommes isolés, anonymes, grains inconnus du peuple allemand. Il est tout entier dans cette action brutale où se ramasse sa vie et dont dépend son sort. Et il s’est engagé personnellement. Comme en ces jours de novembre 1923 quand, le soir du 8, revolver au poing, il avait interrompu le discours de von Kahr, président du Conseil de Bavière, avait bondi sur une chaise et tiré un coup de feu en l’air en criant : « La révolution nationale est commencée ».
Mais la partie avait alors été perdue et Gustav von Kahr avait habilement manoeuvré. Aujourd’hui, 11 ans plus tard, Chancelier du IIIeme Reich, comme autrefois alors qu’il n’était que le chef d’un parti naissant, Hitler n’a pas hésité à intervenir, le revolver à la main, à agir comme un soldat du rang, comme un aventurier qui serait aussi à la tête de l’État.
Et revoici le village de Gmund, à l’extrémité du lac, et revoici la route qui pénètre dans la forêt et conduit à l’embranchement avec la grande voie qui se dirige vers Munich. Hitler fait ralentir le convoi : il est en effet probable que l’on va croiser les chefs de la Sturmabteilung qui se rendent à Bad Wiessee, auprès de Roehm, pour la confrontation prévue avec le Führer. Il s’agira de les intercepter en cours de route. Certains des véhicules de la colonne se déportent vers la gauche de façon à rendre obligatoire un arrêt des voitures qui vont vers Wiessee. Goebbels racontera : « Au fur et à mesure de leur rencontre, les voitures étaient invitées à stopper et leurs occupants étaient interrogés. S’ils étaient reconnus coupables ils étaient immédiatement faits prisonniers, et remis aux S.S. du convoi. Dans le cas contraire, ils recevaient l’ordre de se joindre à la caravane et de revenir avec elle vers Munich ».
Ces interpellations dans l’air frais de la forêt, avec ces courses des S.S de l’escorte, l’arme à la main, vers la voiture immobilisée, tout cela ressemble moins à l’action de police d’un grand État moderne qu’au coup de main d’une bande de reîtres et de lansquenets qui, dans une Allemagne de légende, agit avec la brutalité de ces troupes qui, au temps des Grandes Compagnies, ravageaient le pays. L’une des premières voitures arrêtées est celle de Peter von Heydebreck. Brückner et Hitler lui-même, puis des S.S. se précipitent vers Heydebreck. Cet Obergruppenführer de la S.A. est un homme maigre, osseux, il a perdu un bras durant la guerre, animé les corps francs, combattu en Silésie et dès 1922, il est entré au Parti. C’est un soldat-aventurier, un homme de guerre. Et Hitler, au début du mois de juin 1934 a, en son honneur, donné le nom de Heydebreck à un village situé près de la frontière polonaise : dans ces bois, en 1919, les chasseurs de Heydebreck, ces volontaires, ont livré contre les Polonais, pour empêcher l’application du diktat de Versailles, une dure bataille. Heydebreck est entouré par les S.S. : il regarde les armes pointées vers lui. Le Chancelier le questionne : est-il du côté de Roehm ? Heydebreck répond par l’affirmative. Aussitôt on le désarme, on l’injurie, on le pousse vers une des voitures où déjà Uhl et Spreti sont gardés, Spreti défait, hagard, Uhl dont le visage grimace un sourire amer et désespéré, tous deux sachant que la mort les attend. Peter von Heydebreck brusquement comprend. Il se laisse pousser sans mot dire.
Tout au long de la route, d’autres voitures sont arrêtées : parfois les occupants sont simplement invités à suivre le convoi, le plus souvent ils sont arrêtés et désarmés. Sur la route, près de Munich, on croise aussi des camions de la Reichswehr. Les soldats casqués appartiennent au 19eme régiment d’infanterie et font mouvement vers Tegernsee et Bad Tölz. Les camions avancent lentement, ils patrouillent, mais tout est calme.