Il fait déjà chaud quand Papen et Tschirschky traversent le square venant de la vice-chancellerie pour se rendre à ce qu’on n’appelle plus que le palais de Goering, situé Leipzigerplatz, en retrait, derrière de grandes grilles de fer forgé hautes et dorées ouvrant sur un jardin qui protège le bâtiment des regards de la rue. Jusqu’à quelques dizaines de mètres du palais, rien ne parait anormal, mais brusquement, on découvre des groupes de policiers et de S.S. « Toujours sans la moindre idée de ce qui se passait, écrit Papen, je filai à l’appartement de Goering, dans les jardins du ministère de l’Air. À ce moment là, seulement, je fus frappé de voir que les alentours grouillaient de S.S. armés de mitrailleuses ». Dans la cour, policiers et S.S. vont et viennent lourdement armés. Sur les toits, des hommes sont allongés et pointent vers l’entrée des fusils mitrailleurs ; sur les balcons, des S.S. sont en position de tir. Pour pénétrer dans le grand hall de réception, il faut franchir de nombreux barrages. Les sentinelles S.S. arrogantes, surveillent les allées et venues. Le vice-chancelier Papen et Tschirschky sont interpellés à plusieurs reprises. Enfin, ils peuvent accéder au cabinet de travail du ministre-président Hermann Goering. Dans la pièce encombrée de bibelots, il règne une atmosphère fébrile : les messages se succèdent ; des aides de camp, des S.S., des hommes de la Gestapo entrent et sortent en courant Goering est là, avec Himmler. Un témoin, Gisevius, se souvient parfaitement de Hermann Goering, pérorant ce matin-là, les cheveux en désordre, faisant penser avec « sa blouse blanche, sa culotte militaire gris-bleu, des bottes noires dont les genouillères montent au-dessus d’un corps bouffi... au chat botté ou à quelque personnage extravagant de conte de fées. » Himmler, au contraire, est discret, réservé comme à son habitude, mais le regard derrière les fines lunettes dit la détermination, la patience rusée. Goering accueille Papen avec une condescendance ironique : le ministre-président de Prusse, l’ancien pilote, le morphinomane joue enfin un rôle à sa mesure dans la passion et la violence. Il parle avec la suffisance de celui qui sait qui est au coeur de l’action. « Il m’apprit, explique Papen, que Hitler avait dû partir en avion pour Munich afin d’étouffer une révolte fomentée par Roehm, et que lui-même avait reçu pleins pouvoirs pour réprimer l’insurrection dans la capitale. »
Goering s’interrompt souvent pour lire des messages qu’on lui apporte du central téléphonique du ministère. Pilli Koerner, le secrétaire d’État de Goering à la présidence ministérielle, vient d’arriver avec un gros dossier que Goering commence à consulter. Papen s’avance. « Je protestai immédiatement, dit-il, c’était seulement à moi, le vice-chancelier, que Hitler pouvait déléguer ses pouvoirs. »
Cela, c’est la lettre du droit, mais Goering écoute à peine Franz von Papen. Et le vice-chancelier devrait savoir que ce qui compte depuis des mois en Allemagne, depuis que les nazis y font la loi, ce ne sont pas les articles de la Constitution, mais bien la force des armes. Il suffit à Papen et à Tschirschky pour s’en convaincre de regarder autour d’eux, de voir ces sentinelles, ces S.S., ces policiers, innombrables, ces voitures qui quittent la résidence de Goering pour conduire dans la capitale des équipes d’hommes en armes et que protège aussi la loi. Et naturellement Goering refuse de céder la place à Papen, comme il refuse la suggestion du vice-chancelier d’alerter le président Hindenburg, de proclamer l’état d’urgence et de remettre à la Reichswehr le soin de rétablir l’ordre. La Reichswehr d’ailleurs, aux mains des généraux Blomberg et Reichenau, n’est-elle pas complice ? Papen est un naïf ou un homme bien mal informé. Et Goering balaie d’un geste les arguments du vice-chancelier, puis il lit les derniers messages qu’on vient de lui apporter ne s’occupant même plus de son pourtant illustre interlocuteur. « Je fus bien obligé de m’incliner, ajoute alors Papen. Disposant de la police et des forces de l’armée de l’Air, Goering avait certainement une position plus solide que la mienne ». Comme Papen insiste à nouveau pour qu’on prévienne Hindenburg, Goering hautain, irrité, veut mettre fin à l’entretien. « Inutile, dit-il, de déranger Hindenburg », grâce aux S.S., lui, Goering est parfaitement maître de la situation.