Il est arrivé très tôt ce matin au ministère. Il sait lui aussi, que la police, hier soir, n’a pas été déconsignée et son ami Nebe l’a averti de cette mission de surveillance et de protection dont Goering l’a chargé. Nebe devait lui téléphoner dans la soirée : il ne l’a pas fait. Il se passe donc quelque chose d’anormal. Et comme Tschirschky s’est rendu à la vice-chancellerie, Gisevius a gagné son ministère, Unter den Linden. Maintenant tout en regardant les tilleuls et les marronniers, il écoute son «chef Karl Daluege lui faire part de son indignation : Goering a alerté par trois fois la police de Prusse sans même l’en avertir, dit Daluege, c’est là une très grave offense. Il est décidé à s’en plaindre à ce dernier ; en qualité d’Alte Kämpfer, il lui dira une bonne fois ce qu’il pense. Comme Gisevius approuve son chef, la sonnerie du téléphone retentit : Daluege est convoqué chez Goering.
Gisevius se retrouve seul en proie à ses interrogations. Le ministère maintenant a retrouvé son activité. Les plantons sont à leur poste, on entend le crépitement régulier des machines à écrire : le rouage central de la police du Reich semble fonctionner parfaitement et efficacement et pourtant tout se déroule en dehors de lui ; Goebbels, Goering, Himmler, Heydrich, la Gestapo, les S.S., le S.D. ont monté un piège en dehors de tout contrôle des autorités traditionnelles et maintenant que Hitler a donné le signal de l’action, le piège a commencé à broyer ses victimes. Et le ministère tourne à vide, tranquillement.
Karl Daluege rentre bientôt au ministère et Gisevius l’aperçoit, le visage « blanc comme un linge ». Il n’est pas encore 10 heures. C’est le moment où Hitler a quitté le Hauptbanhof de Munich pour se rendre à la Maison Brune. Daluege parle rapidement : un putsch S.A. devait être déclenché cette nuit, « on va, en tout cas, conclut-il, vers une épuration sanglante des S.A. » Et sa voix dit, au-delà des mots prononcés, que lui aussi a peur. Daluege veut mettre le secrétaire d’État Grauert au courant des faits qu’il ignore, Grauert aussi a peur parce qu’une machine s’est mise en route qui peut écraser n'importe qui, car elle ne respecte aucune loi. Daluege et Grauert décident alors d’avertir le ministre Frick. Gisevius se joint à eux. Il faut sortir, remonter Unter den Linden prise dans la chaleur encore douce d’une matinée d’été radieuse, lumineuse. Marchant rapidement les trois hommes se taisent, sur la Pariserplatz des voitures noires de la Gestapo stationnent, contrôlant ainsi Unter den Linden, la Wilhemstrasse qui part, longue et légèrement oblique, quadrillant tout ce quartier central de Berlin où sont concentrés les ministères. Au-delà de la porte de Brandebourg, commence le Tiergarten, ses massifs, ses allées tranquilles, ses promeneurs ignorants qui regardent passer ces trois messieurs graves le long de la Friedensallee, vers la Königsplatz. En ce samedi matin, les provinciaux, les visiteurs sont nombreux autour de la Siegsaeule, l’immense colonne de la Victoire. Une petite queue s’est formée pour monter à son sommet : où domine tout Berlin de plus de soixante mètres du haut de cette colonne de bronze, de grès et d’or, élevée pour célébrer la victoire de la Prusse et la création de l’Empire. En ce jour d’été alors que tout paraît quotidien, habituel, un autre empire se fonde dans le sang et la violence, un empire pour mille ans, ce IIIeme Reich qui détruit ce même jour ses fondateurs, les S.A.
Le bureau de Frick est situé près de la Koenigsplatz. Le ministre lui non plus n’a pas été tenu au courant. Gisevius n’est pas admis dans son bureau, mais très vite, Grauert et Frick ressortent pour se rendre chez Goering aux nouvelles. Daluege rejoint Gisevius et tous deux regagnent à pied Unter den Liden. Il est un peu plus de 10 heures.
Il y a quelques minutes que Goebbels a téléphoné depuis la Maison Brune de Munich à la résidence de Goering. Il a prononcé les trois syllabes c Colibri ».
LE TEMPS DES ASSASSINS