La révolution ? Le plus souvent cela veut dire des places, tout simplement des places que d’autres occupent. À Dantzig, peu après la prise du pouvoir, Hermann Rauschning, président du Sénat de la ville libre reçoit l’un de ces Alte Kämpfer, ces vieux combattants des premières heures du nazisme, qui réclament des avantages substantiels maintenant que Hitler est chancelier. L’homme hurle devant Rauschning : « Je ne redescendrai pas la pente une fois de plus ! Peut-être que vous, vous pouvez attendre. Vous n’êtes pas assis sur des charbons ardents. Pas de travail mon vieux, pas de travail ! Je resterai au sommet quoi qu’il m’en coûte. On ne peut arriver au sommet deux fois de suite ».
Ils veulent tout tout de suite, ces S.A. auxquels on a promis la révolution nationale et socialiste. Ils veulent parce que parmi eux il y a aussi des boutiquiers, la fin des grands magasins, ils veulent le pouvoir et la richesse, ils veulent que la révolution soit faite à leur profit. Or, le Parti nazi, maintenant parti de gouvernement se peuple de « gens respectables ». Hitler est en costume de cérémonie et eux, les rudes Alte Kämpfer, ne seront-ils pas les dindons de la victoire qu’ils ont obtenue ? Et rejoignent les Alte Kämpfer tous les mécontents, tous ceux qui espèrent tirer profit du changement de régime qui vient de se produire. Ils passent une visite médicale, ils prêtent serment et les voici incorporés dans les S.A. Parfois, on se sert directement : un homme abattu ou arrêté, c’est un appartement que l’on peut occuper, un emploi à prendre, des biens à distribuer entre S.A. Mais cela ne peut évidemment suffire.
Hitler lui-même, devant une telle poussée révolutionnaire, a été contraint de faire des promesses ambiguës. Il déclare aux S.A. de Kiel parmi les acclamations : « Vous devez être les garants de l’achèvement victorieux de cette révolution et elle ne sera victorieusement achevée que si le peuple allemand est éduqué à votre école ».
C’était le 7 mai 1933, dans la ville de Kiel, là où en 1918 les marins s’étaient révoltés contre leurs officiers, où les groupes spartakistes avaient essayé de recommencer Cronstadt. Mais depuis ?
Hitler regarde Goebbels qui s’explique toujours, qui renseigne son Führer sur la situation à Berlin d’où il arrive. Il n’a pas eu le temps de voir Goering.
Il a pris l’avion, a atterri à Bonn-Hangelar, mais le Führer venait de partir pour sa tournée d’inspection des camps du R.A.D. A Essen, on lui a dit que le Führer était à l’hôtel Dreesen à Godesberg, qu’il avait tenu une conférence politique dans l’après-midi, alors il a immédiatement décidé de le rejoindre ici, à Godesberg. La musique du Service du Travail joue sur l’autre rive. Elle reprend périodiquement le Horst Wessel Lied et le Saar Lied. « Camarades, ceux des nôtres que le Front rouge et la Réaction ont abattu sont, en esprit, toujours parmi nous, et marchent dans nos rangs ». Puis viennent et reviennent des marches militaires : la Badenweilermarsch, le morceau préféré de Hitler.
Il fait frais, et dans l’obscurité, on devine que le ciel se couvre, il pourrait éclater l’un de ces orages brutaux de l’été. Goebbels parle : certes il a abandonné depuis 1926 Gregor Strasser qui refusait de lier le parti nazi à la droite traditionnelle. Il a rejoint le camp de Hitler qui, après l’échec du putsch de novembre 1923, sait qu’il faut conquérir le pouvoir avec l’appui des forces conservatrices, donc limiter le programme social et révolutionnaire à la démagogie antisémite. Mais sait-on jamais ? N’a-t-il pas trop longtemps gardé le contact avec Roehm, n’est-il pas suspect ? Hitler se tait.
Goebbels parle. Il n’a plus rien de commun avec Ernst Roehm. Roehm qui, en juin 1933, lance une proclamation où il déclare : « Une victoire grandiose a été remportée, mais ce n’est pas la victoire. » Roehm qui menace toujours : « Si les âmes petites-bourgeoises croient suffisant que l’appareil d’État ait changé de signe », elles se trompent. « Que cela leur convienne ou non, nous continuerons notre lutte. S’ils comprennent enfin quel est l’enjeu, nous lutterons avec eux, s’ils ne veulent pas : sans eux ! Et s’il le faut contre eux ! » Roehm incorrigiblement provocant ; quand Goering annonce le licenciement des policiers auxiliaires S.A., le chef d’État-major rassemble ses troupes. 6 août 1933, chaleur toujours de cette journée d’été d’il y a un an : 80 000 hommes au moins en uniforme brun, 80 000 membres des Sections d’Assaut sont groupés à Tempelhof, dans la banlieue de Berlin, près du champ d’aviation. Le ciel est couvert et l’atmosphère est lourde, brûlante de passion. Clameurs, approbations, hurlements, Roehm ne mâche pas ses mots : « Celui qui s’imagine, s’écrie-t-il, que la tâche des Sections d’Assaut est terminée, devra se résigner à l’idée que nous sommes là et que nous resterons là, quoi qu’il advienne. »