Tel est le langage du chef d’État-major, Roehm. Mais les S.A. sont plus nets encore : « Il faut nettoyer la porcherie, disent-ils. Il y a des cochons qui en veulent trop, on va les écarter de la mangeoire, et plus vite que ça », et ils lèvent leurs mains épaisses habituées à bousculer et à frapper.
LA DÉTERMINATION DES SECTIONS D’ASSAUT
Et Roehm n’abdique pas. Suit-il ses troupes, les devance-t-il pour ne pas être débordé par elles et mieux canaliser la colère des hommes en chemise brune ou bien entretient-il leur hargne et leurs espoirs de butin pour disposer de leur soutien dans sa lutte personnelle pour le pouvoir ?
En novembre 1933, il récidive. Dans Berlin, enveloppé par un brouillard glacé les groupes de S.A. stationnent devant le bâtiment massif du Sportpalast. La salle est déjà pleine : 15 000 gradés de la Sturmabteilung sont là, massivement, impressionnants dans leur uniforme brun. Ils saluent le capitaine Roehm quand il apparaît à la tribune et lance sans ménagement : « De nombreuses voix s’élèvent dans le camp bourgeois et prétendent que la S.A. a perdu toute raison d’être... Ils se trompent, ces messieurs ». Les S.A. se lèvent, acclament Roehm avec enthousiasme. « Nous extirperons le vieil esprit bureaucratique et l’esprit petit-bourgeois par la douceur ou, si c’est nécessaire, sans douceur ». Nouvelles acclamations, nouveaux cris.
Puis les S.A. se répandent dans les rues et les brasseries. Bientôt, annoncent-ils, viendra la seconde révolution, la vraie révolution. Et ce sera la Nuit des longs couteaux. On l’attend.
Pas seulement les S.A., mais tous ceux qui craignent la prolongation des troubles. Durant cette Nuit des longs couteaux dont parlent les S.A., qui égorgera-t-on ? Cette nuit que veulent les chemises brunes, pour laquelle spontanément ils ont trouvé cette appellation sinistre, quand viendra-t-elle ? On a peur en ce début de l’année 1934. La prise du pouvoir par Hitler, il y a un an à peine, semble n’avoir été qu’un bon souvenir par rapport à ce qui se prépare dans l’armée brune. « Nous ne sommes pas un club bourgeois, rappelle Roehm, je ne veux pas conduire des hommes qui plaisent aux boutiquiers, mais des révolutionnaires qui entraînent leur pays avec eux ». Mais les boutiquiers, mais le pays ont soif d’ordre et de paix civile. N’est-ce pas précisément pour cela qu’Hitler a été porté au pouvoir ?
Hitler écoute Goebbels. Sur la rive, les porteurs de torche du R.A.D. défilent maintenant en criant et en chantant en cadence. L’orage s’est rapproché : le tonnerre roule dans la vallée entre les collines et à l’horizon, vers Bonn, de brusques zébrures bleutées brisent l’obscurité et révèlent les nuages noirâtres qui arrivent sur Godesberg. L’ordre, la discipline, les voici vivants dans ce défilé, dans ces uniformes que l’on devine, dans ces chants et ces slogans lancés dans la nuit rhénane. Mais le capitaine Roehm s’est obstiné.
Il a continué à défendre ses S.A. Déjà, jeune capitaine, dans la fange des tranchées, il se faisait auprès des officiers d’État-major, distants et seigneuriaux, l’interprète des fantassins, ses hommes dont il partageait la vie sous les éclats des obus français. Maintenant ses hommes sont les Chemises brunes et ils répètent avec un jeune S.A. de Hambourg ces mots qui sont la rancoeur des Alte Kämpfer :
« Aujourd’hui, que nous avons réussi, que la victoire est à nous, que la canaille antiallemande est à nos genoux, vous êtes là aussi et vous criez plus fort que nous : Heil Hitler ! comme si vous étiez des combattants, dégoûtants, visqueux, vous vous insinuez dans nos rangs... Ce que nous avons conquis dans et par le sang vous tentez de le monnayer. »
Ces opportunistes qui accourent au nazisme victorieux, un mot a été forgé pour les désigner : ils sont les Märzgefallene qui s’accrochent à la victoire. Alors, la colère des S.A. éclate : « Écoutez bien, hommes du passé, vous n’insulterez plus longtemps les Alte Kämpfer... »
Bientôt ce sera donc la Nuit des longs couteaux, la nuit du vrai règlement de comptes avec les « gardiens de la Réaction », comme disent les S.A. Et Roehm se range aux côtés de ses hommes. Le 16 avril 1934, il défend les droits communs que le ministère de l’Intérieur veut chasser des S.A. Roehm protège ses camarades.
« Lorsque, au cours des années de lutte qui précédèrent la prise du pouvoir, écrit-il, nous avions besoin d’hommes à poigne, alors des citoyens qui, dans le passé, s’étaient écartés du droit chemin sont venus grossir nos rangs. Ces hommes chargés d’un casier judiciaire venaient à nous parce qu’ils pensaient pouvoir effacer leurs fautes en servant dans les S.A... Mais maintenant beaucoup d’Alte Kämpfer des S.A. ont dû se retirer à cause de leurs antécédents judiciaires et cela dans le IIIeme Reich pour lequel ils ont risqué leur vie... Les esprits boutiquiers ne comprendront jamais que l’on puisse garder de tels éléments dans la Sturmabteilung. »