Cela ne signifie-t-il pas qu’ils peuvent aussi avoir pris le masque nazi ? Tout le monde dès lors ne peut-il pas être l’ennemi des S.A. ? Phrase maladroite, agressive de Roehm, qui inquiète tous ceux qui ne sont pas avec lui, derrière lui, et ses S.A.
« Nous n’avons pas fait une révolution nationale, dit-il en haussant le ton, mais une révolution nationale-socialiste et nous mettons l’accent sur le mot socialiste ». Et le ton monte encore, inhabituel devant une assemblée de diplomates et de journalistes étrangers. « Réactionnaires, conformistes bourgeois, s’écrie-t-il,... nous avons envie de vomir lorsque nous pensons à eux. » Dans la salle, c’est le silence, un silence passionné et gêné comme si les mots et le ton ne convenaient pas, comme si Roehm s’était trompé de public et de lieu et se croyait au Sportpalast. « La S.A., conclut-il, c’est la révolution nationale-socialiste ! » Des applaudissements éclatent venant des côtés et du fond de la salle où sont regroupés des gradés de la Sturmabteilung. Roehm s’assied : ses aides de camp, surtout le comte von Spreti, le congratulent.
C’était il y a un peu plus de deux mois. Et, ce soir, sur la terrasse de l’hôtel Dreesen, entre Goebbels et Hitler, c’est de cela qu’il est question même si on ne rappelle pas les termes du discours de Roehm. C’est inutile, Hitler ne peut que se souvenir.
Brusquement, l’orage éclate, quelques gouttes énormes s’écrasent sur la terrasse. En même temps se lève un vent frais qui entraîne la légère poussière ; le tonnerre retentit dans un claquement proche. La pluie, la pluie maintenant violente, balayant le jardin devant la terrasse, courbe avec le vent les arbres et les haies. C’est une bousculade vers l’abri. Le Führer se lève lentement, il rit en repoussant ses mèches trempées, il se secoue ; Goebbels rit avec lui et marche à ses côtés en faisant de grands gestes.
Dehors, devant l’hôtel, les chants continuent, avec plus de vigueur encore comme si la pluie tendait les énergies en permettant à chacun des jeunes volontaires de montrer sa résistance personnelle. Puis, le vent tombe aussi brutalement qu’il est venu ; les dernières gouttes et c’est à nouveau le calme, il monte de la terre une fraîcheur inattendue et vivifiante.
On apporte des fauteuils secs sur la terrasse pour le Führer et pour Goebbels. Quand Hitler reparaît, des cris s’élèvent de la foule, Hitler répond en saluant presque machinalement. On l’acclame. « Le Führer a l’air grave et pensif, dira Goebbels plus tard, il regarde le sombre ciel de la nuit qui, après un orage purificateur, s’étend sur ce vaste paysage rempli d’harmonie ».
La conversation entre les deux hommes reprend : Brückner fait plusieurs apparitions, montrant des dépêches. Qui est fidèle au Chancelier, qui ne l’est pas ? Roehm lui-même, le 20 avril, deux jours à peine après son discours devant le corps diplomatique n’a-t-il pas renouvelé son serment de fidélité au Führer ? C’était le 45eme anniversaire de Hitler. Fêtes et discours remplissaient toute l’Allemagne ; les organisations de jeunesse organisaient des défilés, le Parti des rassemblements où se succédaient, sous les portraits immenses du Führer les orateurs qui invitaient la foule à crier Heil Hitler ! Goebbels, à la propagande, avait orchestré toutes les cérémonies et Roehm aussi célébrait, dans un ordre du jour, l’éloge de « Adolf Hitler, Chef suprême des S.A... C’était, continuait-il, c’est et ce sera toujours notre bonheur et notre fierté d’être ses hommes les plus fidèles en qui le Führer peut avoir confiance, sur lesquels il peut compter dans les bons et encore davantage dans les mauvais jours ». Et Roehm concluait ; « Vive Adolf Hitler, Vive le Führer des Allemands, chef suprême des S.A. » Dissimulateur, comploteur ce Roehm ou plutôt adversaire non pas de Hitler, mais de ceux que les S.A. appellent la Reaktion ?
Hitler pourtant doit choisir et Goebbels est là pour qu’il n’hésite plus et pour savoir aussi quel est le choix du Chancelier.
Un S.S. s’approche de l’Oberleutnant Wilhelm Brückner et lui parle à voix basse. L’aide de camp de Hitler se lève rapidement et gagne l’intérieur de l’hôtel Dreesen. Joseph Goebbels se tait lui aussi : il attend comme le Chancelier. Voici Brückner qui revient. Il tient un message.
Devant l’hôtel, un motocycliste fait hurler le moteur de sa machine, puis repart dans un éclatement d’explosions saccadées.