Vers la fin de ce mois d’avril, Himmler demande à Bergmann et à Rolf Reiner de lui organiser une nouvelle rencontre avec Ernst Roehm. Démarche de la dernière chance ? L’entrevue est entourée de mystère. Goebbels ne la connaîtra que plus tard. Il semble que Himmler ait mis Roehm en garde : « L’homosexualité, dit-il au chef d’État-major des S.A., constitue un danger pour le mouvement ». Il n’implique pas Roehm lui-même, mais dénonce les Obergruppenführer S.A. qui comme Heines, Koch, Ernst et beaucoup d’autres sont ouvertement, publiquement, des invertis. « N’est-ce pas un grave danger pour le mouvement nazi, continue Himmler, que l’on puisse dire que ses chefs sont choisis sur des critères sexuels ? »
Roehm ne répond pas : il hoche la tête, il boit. Himmler évoque les bruits qui courent à Berlin : des chefs S.A. auraient organisé un véritable réseau de recrutement qui, dans toute l’Allemagne, draine les jeunes et beaux S.A. vers Berlin et les orgies auxquelles Roehm et ses aides de camp participent Himmler se contente de rappeler l’intérêt supérieur de l’État, qui est au-dessus de tout. Roehm brusquement éclate en sanglots, il remercie bruyamment Himmler de ses conseils, lui prend les épaules. Il semble que l’alcool aidant, Roehm reconnaisse ses torts, promette de s’amender, de suivre les avis de son vieux camarade Himmler.
Les chefs S.A. quittent l’auberge retirée où a eu lieu l’entrevue. Mais le lendemain matin les agents de Himmler auprès de Roehm lui apprennent que durant toute la nuit une des plus fantastiques orgies qu’ils aient vues s’est déroulée au Stabsquartier, le quartier général de Roehm. Des bouteilles se sont brisées sur les trottoirs, lancées depuis les fenêtres ; les rires retentissaient jusque dans la rue. Roehm a, toute la nuit, participé à l’orgie avec ses Lustknaben, ses garçons de joie. Himmler s’emporte. Plus tard, on l’avertit aussi que Roehm a entrepris un voyage en Allemagne, visitant les unités S.A. Himmler comprend que l’affrontement ne peut plus tarder longtemps et quelques jours après Roehm, il va à son tour de ville en ville donner ses ordres aux S.S.
Joseph Goebbels qui a ses informateurs dans tous les clans sent lui aussi venir l’explication finale. Il apprend que Heydrich commence à établir des listes d’ennemis. Himmler et Goering donnent aussi les noms de ceux qu’il faut inscrire. Himmler parle déjà du successeur de Roehm, un chef S.A. Viktor Lutze.
Goebbels n’est évidemment pas le seul à être informé des dissensions qui se creusent entre Roehm et les autres chefs nazis. Dès la fin mars, un correspondant à Berlin de l’Associated Press en fait état, mais le service de presse de la Chancellerie du Reich dément avec indignation de pareilles rumeurs. Démenti vaut preuve, dit-on parfois dans les milieux politiques. Hitler sent si bien qu’il n’a pas convaincu qu’il reçoit personnellement, quelques jours plus tard, le journaliste américain Louis P. Lochner. Avec la brutalité et l’audace des reporters des Etats-Unis, Lochner pose d’entrée la question décisive :
« Monsieur le Chancelier, on prétend que parmi vos proches collaborateurs, il y a des hommes qui cherchent à vous évincer. On dit ainsi que l’un d’entre eux parmi les plus éminents essaie de contrarier les mesures que vous prenez ».
Hitler ne s’emporte pas, au contraire, il sourit : « Il semblait passer en revue, note Lochner, les figures des hommes qui lui étaient les plus proches dans sa lutte et se réjouir de ce qu’il voyait en eux ». Puis, le Chancelier nie qu’il y ait dans son entourage la moindre rivalité à son encontre. « Certes, continue-t-il, je ne me suis pas entouré de nullités, mais de vrais hommes. Les zéros sont ronds : ils s’éloignent en roulant quand ça va mal. Les hommes autour de moi sont des hommes droits et carrés. Chacun d’eux est une personnalité, chacun est rempli d’ambition. S’ils n’étaient pas ambitieux, ils ne seraient pas là où ils sont. J’aime l’ambition ». Le Chancelier marque une pose. « Quand il se forme un tel groupe de personnalités, continue-t-il, des heurts sont inévitables. Mais jamais encore aucun des hommes qui m’entourent n’a tenté de m’imposer sa volonté. Bien au contraire, ils se sont parfaitement pliés à mes désirs ».