Duplicité du Führer ou espoir que tout peut encore, entre les clans qui l’entourent, se résoudre par un compromis ? Goebbels en tout cas tient compte de ces hésitations du Chancelier. Il garde le contact avec Roehm, sert d’intermédiaire entre le chef d’État-major et Hitler, mais en même temps, il est prêt à l’abandonner si un signe décisif montre que Hitler a choisi la liquidation de Roehm. Aussi Goebbels est-il prudent dans ses contacts avec Roehm : les deux hommes se rencontrent dans des auberges discrètes, sans témoin. Goebbels sait bien que les listes de Heydrich s’allongent vite : chaque personnalité inscrite a un numéro d’ordre. Il sait aussi que Hess, Martin Bormann et le major Walter Buch, président de la Uschla (tribunal suprême du Parti), continuent de rassembler les témoignages sur la corruption et la débauche des chefs S.A. Sur Heines, qui avait participé à l’assassinat du ministre Rathenau, les fiches s’accumulent.
Car cet Obergruppenführer S.A. est lui aussi malgré son allure de fonctionnaire tranquille au visage rond, digne et soigné, un homosexuel notoire. Il est pourtant l’un des plus proches collaborateurs de Roehm et l’un de ses compagnons d’orgie. En 1926, Hitler l’a fait rayer de la Sturmabteilung mais sur l’insistance de Roehm il est rentré en grâce et occupe un poste de commandement.
Depuis 1934 il est Polizeipräsident (préfet de police) de Breslau. Son État-major ressemble à celui de Roehm : on y rencontre les « passions » du maître. L’homosexuel Engels est Obersturmbannführer et le jeune Schmidt est aide de camp. C’est ce jeune homme de 21 ans qui est la dernière « folie » de Heines. Quoi que fasse ce joli garçon blond, il est couvert par son amant. Quand, un jour d’ivresse, il tue d’un coup de poignard en public, un compagnon de beuverie, le Polizeipräsident interdit au parquet d’intervenir. En fait Schmidt est plus un jeune ambitieux avide qu’un inverti : il cède à Heines par goût de l’argent et sans doute est-ce pour cela que cet adhérent des jeunesses hitlériennes a accepté à 17 ans de se prêter à Heines. Aux côtés de ce couple, l’Obersturmbannführer Engels, dépravé, inverti joue le rôle du mauvais génie de Heines, de l’intrigant aux aguets. Il est de ceux qui utilisent l’organisation S.A. et la Jeunesse hitlérienne pour recruter des compagnons pour les jeux érotiques. D’ailleurs auprès des chefs S.A., Peter Granninger, en qui ils ont pleine confiance est chargé, moyennant un salaire de deux cents marks par mois, de trouver des « amis » et de mettre sur pied les fêtes de la débauche que se donnent Roehm et ses proches.
Goebbels sait cela, et il sait aussi que les haines se sont accumulées sur la tête de Roehm et des siens : le major Walter Buch, juge du Parti, son gendre Martin Bormann ont depuis longtemps, des années, un compte à régler avec Roehm. Dès que Roehm, rentré de Bolivie, a repris en main les S.A. ils ont essayé d’abattre ce rival. Au nom de la morale. Roehm ne cache guère ses penchants : « Je ne me compte pas parmi les gens honnêtes, a-t-il dit, et je n’ai pas la prétention d’être des leurs. » En 1932, Buch a monté une opération pour liquider Roehm et son État-major : les Standartenführer comte von Spreti, comte du Moulin Eckart et l’agent de renseignements des S.A. Georg Bell sont désignés aux membres d’un groupe de tueurs à la tête duquel le major Buch place l’ancien Standartenführer Emil Traugott Danzeisen et un certain Karl Horn.
Mais Horn a peur : il dévoile l’affaire aux S.A. Un matin des tueurs essaient en vain de le supprimer. Roehm, les comtes Spreti et du Moulin Eckart se rendent compte que Horn n’a pas menti. Effrayés, ils saisissent la police de l’affaire et, en octobre 1932, Emil Danzeisen est jugé et condamné à six mois de prison pour tentative d’assassinat. Roehm pour se protéger a même pris contact avec des adversaires du Parti nazi, des démocrates. Dans le clan des Buch, Bormann, c’est l’indignation. Ils ne lâcheront plus Roehm : au printemps 1934, ils sont à la tâche, constituant leurs dossiers, dressant leurs listes. Éléments nouveaux et décisifs par rapport à 1932, le Parti nazi est au pouvoir et Himmler, Reichsführer S.S., Heydrich, chef du Gestapa et du Sicherheitsdienst, Goering, Reichsminister, sont les inspirateurs de la nouvelle opération. En 1932, au contraire, Himmler n’avait pas ouvertement pris parti contre Roehm. Il avait servi de médiateur entre le major Buch et Roehm, en vain. Peut-être se souvenait-il de ce jour de mai 1922 où à l’Arzberger Keller à Munich, il avait rencontré Roehm pour la première fois, Roehm qui l’avait fait adhérer à l’organisation nationaliste Reichskriegsflagge. Depuis ce jour, douze ans ont passé, la situation à changé. Himmler est désormais l’adversaire de Roehm.
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VENDREDI 29 JUIN
Godesberg. Hôtel Dreesen. Vers 22 heures 30.