Sur le lac, les barques blanches se balancent régulièrement. Comme chaque nuit, en cette nuit du vendredi 29 juin 1934, une brise fraîche coule depuis les sommets le long de la vallée de la Wiessach et vient soulever de petites vagues sur le Tegernsee ; elle fait bruisser les arbres de la pension Hanselbauer où dort Ernst Roehm, à moins d’une heure de route de Munich où va arriver le Gruppenführer S.S. Sepp Dietrich.
VIKTOR LUTZE
Après son départ de Godesberg, le calme un instant s’est établi. Les choeurs se sont tus pour reprendre souffle et les fanfares ont cessé de jouer. Adolf Hitler va de long en large, sur la terrasse, nerveux. La venue de Sepp Dietrich l’avait un peu détendu : une action à décider, un ordre à donner. Maintenant c’est à nouveau l’attente, l’hésitation, les pensées qui se bousculent. Tous les témoins se souviennent du visage du Führer, lors de cette nuit, creusé et bouffi en même temps, blanc. Les yeux sont brillants comme ceux que donne une forte fièvre. Souvent Hitler d’un geste machinal et brusque, repousse la mèche de cheveux luisants qui retombe sur le front L’attente dure. Brutalement les fanfares se remettent à jouer, crevant la nuit du bruit de leurs cuivres, et le silence de la vallée rhénane semble amplifier la musique martiale. Il n’y a plus dans la nuit que cette musique prolongée par l’écho.
Tout à coup Brückner se lève : un homme en uniforme brun vient d’apparaître sur la terrasse : c’est Viktor Lutze, Obergruppenführer S.A. du Gau de Hanovre. Hitler s’avance, Lutze salue. Hitler lui prend les mains, le félicite d’avoir répondu à sa convocation, d’avoir réussi si vite à rejoindre Godesberg. Lutze s’incline, claque des talons ; il dit qu’il allait partir pour Wiessee où Roehm a convoqué les chefs S.A. et où, croyait-il, le Führer devait se rendre le lendemain 30 juin, pour une explication entre camarades. Hitler balaie d’un geste de la main ces projets et demande à Viktor Lutze s’il peut compter sur sa fidélité absolue dans le cas où des événements graves viendraient à se produire. Lutze répond qu’il a prêté serment de fidélité au Führer, que tout ce qu’il possède et sa vie sont entre les mains du Führer. Il est aux ordres du Führer. « Mein Führer », conclut-il.
Hitler sourit se détend : il a su choisir l’homme qu’il fallait. Himmler lui avait aussi parlé de cet Obergruppenführer S.A., mais le Chancelier s’est en fin de compte déterminé seul, lançant ce nom aujourd’hui, comme s’il lui venait brusquement à l’esprit, alors que voilà des semaines qu’il sait à quoi s’en tenir sur la fidélité de Viktor Lutze.
C’était un jour du mois de mars 1934, le tout début mars. Hitler passait quelques heures à Berchtesgaden. Vêtu à la tyrolienne malgré le froid vif de l’air, il restait au soleil de midi de longs moments sur la terrasse face au panorama des sommets enneigés, dans le silence immobile de l’altitude, quand gestes et paroles prennent une sorte de pesanteur et de grandeur symboliques. Hitler aimait ce paysage. Il y recevait ses intimes, et ce jour-là, précisément l’Obergruppenführer S.A. Viktor Lutze avait demandé à le voir. Il était là, assis sur la terrasse du chalet buvant du thé, cependant que le chien loup du Führer dormait la tête posée sur ses pattes près de son maître. Et Lutze parlait dans l’éclat de ce printemps alpin alors que les champs de neige miroitaient comme des plaques de métal poli, Lutze avec sa timidité de bon élève fidèle, parlait d’Ernst Roehm.
Certains S.A. sont mécontents, a-t-il dit et le chef d’État-major Roehm a pris le 28 février une attitude intolérable. Il a ouvertement critiqué le Führer : « Ce que ce caporal ridicule a raconté, s’est écrié Roehm, ne nous concerne pas, si nous ne pouvons pas faire l’affaire avec Hitler, nous la ferons sans lui ». Lutze a répété à voix basse une dernière phrase de Roehm : « Hitler est un traître, il faut qu’on lui fasse prendre des vacances ». Puis Viktor Lutze s’est tu. Le Führer n’a pas laissé paraître ses sentiments. Il a simplement demandé des précisions, peut-être Hess, son second, auquel Lutze s’est préalablement confié, l’a-t-il déjà averti ? Hitler murmure : « Il faut laisser mûrir l’affaire ».
Lutze est reparti inquiet et décu : ne s’est-il pas découvert inutilement ? L’Obergruppenführer a alors décidé de rencontrer un homme dont l’influence croît rapidement, le général Walther von Reichenau, pour lui faire part des propos de Roehm. Dans cette affaire, la protection d’un officier de la Reichswehr peut être indispensable. Walther von Reichenau a grande allure : monocle, maintien raide de l’officier prussien, corps athlétique. C’est un jeune général d’artillerie au regard perçant qui intimide. Et pourtant ce membre de l’Offizierskorps ne ressemble pas tout à fait aux autres officiers de la grande armée allemande, pétris de traditions, dressés dans les écoles de cadets à la discipline inconditionnelle et à l’autorité hautaine.