Hitler, en habit et haut-de-forme à la main, s’incline timidement devant lui, jeune homme d’un autre temps face à un puissant symbole. Car l’armée n’a pas que des souvenirs : elle a les hommes, les armes, et aussi le pouvoir. Hindenburg est président. Le ministère de la Guerre – le Reichswehrministerium – est une place forte, la plus puissante du gouvernement ; l’immeuble massif de la Bendlerstrasse aux hautes salles à colonnes, aux murs revêtus de marbres, gardé par des soldats qui marchent au pas de parade, a fait figure, avant que Hitler ne devienne chancelier, de véritable centre du pouvoir. Là, les généraux Seeckt, Heye, Groener, tous anciens du Grand État-major, ont défini la voie allemande, le deutscher Weg, faisant et défaisant les ministères. Leurs collaborateurs, ces officiers des bureaux de la Bendlerstrasse que l’on voit arriver ponctuels chaque matin sont d’ailleurs pour la plupart des esprits d’élite. En eux survit le Grand État-major impérial{3} qui s’il n’existe plus officiellement est remplacé efficacement par un Bureau des Troupes.
Les généraux qui sont à la tête de ce Truppenamt ou qui sont chef de la Direction de l’armée (Heeresleitung) ou chef du Ministeramt (chef de cabinet du ministre de la Guerre) sont des puissances respectées. Mais la tourmente nazie est venue battre les murs des casernes et de la Bendlerstrasse et très vite les officiers ont dû définir une attitude face au caporal autrichien. L’ignorer ne sert à rien, car souvent dans les unités, les jeunes officiers sont gagnés par les idées nazies ; leurs généraux eux-mêmes, un temps réticents, commencent à regarder les groupements paramilitaires nazis avec intérêt : peut-être y a-t-il là une réserve d’hommes ? Peut-être le nazisme est-il un moyen de souder indissolublement le peuple à son armée, gardienne de la tradition germanique ?
Beaucoup parmi les officiers ont séjourné en U.R.S.S. où ils ont exercé les fonctions de conseillers de l’armée rouge en échange de camps d’entraînement pour les armes modernes. Le nazisme ne pourrait-il jouer le rôle du bolchevisme qui a donné à l’armée rouge des moyens considérables et un prestige populaire dont rêvent les plus jeunes des officiers de la Reichswehr ?
KURT VON SCHLEICHER ET WERNER VON BLOMBERG
Ces réflexions, le dernier chef du Reichswherministerium Kurt von Schleicher, un général habile, intelligent, un ancien de l’État-major, les partage. Né en 1882, il a des ambitions personnelles et en même temps il s’imagine être un Machiavel en politique. Il veut ainsi s’appuyer sur les nazis, les utiliser, jouer au plus malin avec Adolf Hitler qu’il rencontre en octobre 1931 et qu’il espère « apprivoiser » comme il espère faire éclater le parti nazi, gouverner avec Gregor Strasser contre Hitler si besoin est.
Pour atteindre ses fins, Schleicher, depuis la Bendlerstrasse, continue comme ces prédécesseurs à faire, tomber les derniers chanceliers du Reich. Une visite à Hindenburg, un conseil, une pression et voici Bruning renversé. Schleicher pousse alors en avant un ancien officier, fidèle lui aussi de Hindenburg, un homme de la Reichswehr, Franz von Papen, puis on fait tomber Papen et voici, le 2 décembre 1932, Kurt von Schleicher chancelier, dernier chancelier du Reich.
Mais pour peu de temps : Hitler retourne la situation, utilise les divisions qui opposent Papen et Schleicher à Hindenburg. Papen fait le siège du président et c’est Hitler qui devient chancelier avec Papen comme vice-chancelier. Schleicher a perdu, mais la Reichswehr est-elle perdante ?
Hindenburg, est toujours Reichspräsident. Le ministre de la Guerre est toujours un général, Werner von Blomberg. Cet officier souriant, blond, grand, portant monocle, est lui aussi un officier traditionnel à l’allure aristocratique. Il a fait le voyage de Russie. « Il s’en est fallu de peu, confie-t-il un jour à des amis, que je ne rentre de Russie complètement bolcheviste. » Pour Werner von Blomberg, c’était une façon de dire et de penser qu’il ne pouvait plus supporter un régime parlementaire comme celui de Weimar, un régime de désordre que la présidence de Hindenburg n’arrivait pas à sauver. Il fallait pour l’Allemagne un pouvoir fort, populaire et national. Blomberg est séduit par Hitler : il jouit aussi de l’estime de Hindenburg. Il est le parfait ministre de la Guerre du cabinet Hitler.
Son premier soin est de chasser de la Bendlerstrasse les hommes de Schleicher. Le général von Bredow, chef du Ministeramt, est remplacé par Walther von Reichenau, lui aussi gagné à la conviction qu’il faut, à l’aide de Hitler, permettre à l’armée de redevenir une immense force, le cadre unique, l’armature de la société allemande.