Quand le général Fritsch invite Roehm à assister aux manoeuvres de l’armée à Bad Liebenstein, en Thuringe, Roehm, grand seigneur, délègue son aide de camp, un homosexuel notoire. Les officiers sont outrés. Roehm n’apparaîtra que le dernier jour pour le dîner officiel. Partout les incidents se multiplient.
Ratzebourg est une petite ville tranquille de la Prusse-Orientale. Elle se serre autour d’un lac d’un bleu presque noir. Le dimanche est un jour paisible où les familles se rendent à la cathédrale du XIIeme siècle qui est la fierté de la cité. Mais le deuxième dimanche de janvier, une colonne de Chemises brunes défile dans les rues, arrogants, provocants. Une section de S.A. avance sur le trottoir faisant sauter les chapeaux des passants qui tardent à s’immobiliser ou à saluer. Souvent les coups pleuvent Deux soldats sont là dans la foule, ils paraissent goguenards. Immédiatement les S.A. se précipitent sur eux. L’un des soldats tire sa baïonnette et riposte, l’autre subit et se plaint à son commandant. Aussitôt le commandant de la garnison réagit ; le soldat qui ne s’est pas défendu est condamné à plusieurs jours d’arrêts ; l’autre est félicité et les S.A. se voient interdire l’utilisation du terrain d’exercice de la Reichswehr tant qu’ils n’auront pas fait d’excuses.
Au camp de Jüteborg où manoeuvre l’artillerie allemande il ne se passe pas de jours que des heurts ne se produisent entre S.A. et membres de la Reichswehr : on échange des insultes, des coups. Un S.A. est même arrêté par l’armée et condamné par ses tribunaux. Les chefs S.A. sont hors d’eux : ce pouvoir nazi, c’est le leur et voilà qu’il leur échappe. Pourtant ils ont des hommes, des armes ; les adversaires de gauche sont dans les camps de concentration, Hitler est au pouvoir, Roehm ministre. Alors ? Il leur faut digérer l’armée allemande, la fondre dans la S.A., faire de la Sturmabteilung une armée révolutionnaire où ils auront les bonnes places, les hauts grades ; fini le temps des officiers de cavalerie, de cette noblesse de Junker, propriétaires terriens et soldats de père en fils qui ne veulent les admettre dans la Reichswehr qu’aux grades inférieurs, après leur avoir fait subir des examens. Leur compétence, ils l’ont prouvée dans les rues avant janvier 1933.
« Les S.A., s’écrie Roehm devant des auditoires exaltés, sont des soldats qui ont continué à faire leur devoir alors que beaucoup d’autres se reposaient sur les lauriers de la Grande Guerre. »
Roehm ne se contente pas de crier : il déjoue le plan du général Reichenau qui, en proposant la fusion du Stahlhelm et de la S.A. espérait, en mai 1933, confier tous les postes de commandement à des officiers de la Reichswehr. Roehm, fort de l’organisation de la S.A. qui est une véritable armée du Parti avec ses 5 Obergruppen (armées) et ses 18 Gruppen (corps d’armée), contre-attaque. « Il n’existe aucun lien d’aucune sorte entre la Reichswehr et les S.A. », proclame-t-il. Et quelques jours plus tard, dans un discours qui secoue l’immeuble de la Bendlerstrasse, il réclame pour les membres des S.A. « une situation priviligiée dans le IIIeme Reich, même à l’égard de la Reichswehr, parce que c’est aux S.A. seuls qu’est due la victoire nationale-socialiste ».
La guerre S.A.- Reichswehr est ouverte. La Bendlerstrasse est en effervescence. « Des mesures imprévues sont prises, confie un officier d’État-major, des projets contradictoires se succèdent et il en résulte un certain désarroi dans l’esprit des officiers ». Dans la Reichswehr les bruits les plus contradictoires circulent, on se communique d’unité à unité ce que l’on croit être le plan de Roehm : constituer une garde prétorienne d’élite recrutée sur la base de l’attachement au Parti et à côté de cette garde une milice populaire dont les S.A. donnent l’exemple. Les officiers qui ont tant peiné dans les écoles militaires sont scandalisés par les demandes d’équivalence de grades que revendiquent les officiers S.A. On ricane dans les États-majors, on pense à Heines, dont on dit à la Bendlerstrasse que son réseau de rabatteurs, qui cherchent des jeunes garçons pour emplir son harem, s’étend à toute l’Allemagne. Un officier revenant de Breslau où Heines règne toujours comme préfet de police, répète outré ce qu’il a vu. Au Savoy, l’un des hôtels les plus chics de Breslau, les chefs S.A. s’étaient réunis : il y avait là le chef d’État-major du groupe S.A. Silésie, Graf Puckler, qui tentait vainement de calmer les S.A. lesquels tiraient des coups de pistolet en l’air, hurlaient et finalement bombardaient les chauffeurs de leurs voitures officielles à coups de bouteilles de Champagne pleines. Et de tels hommes allaient être – si Roehm triomphait – intégrés à la Reichswehr avec souvent le grade de général !