28 février 1934 : déjà Hitler fait surgir de l’avenir l’ombre de la guerre. Pourtant aucun des officiers présents ne semble mesurer l’importance de ces projets. Personne n’en parlera. Les propos de Hitler resteront ce jour-là, secrets. Certains des présents imaginent même que le Führer brosse un tableau apocalyptique des années qui viennent pour mieux convaincre les S.A. de céder la place à l’armée. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard, en 1945, qu’un officier se souviendra. Il parle de ce jour de février 1934 avec von Blomberg. Tous deux auront vieilli, pris par l’âge et la tourmente ; ils évoqueront ce jour de 1934 alors qu’autour d’eux passent les sentinelles américaines qui gardent le camp de prisonniers où ils se trouvent C’est bien ce 28 février 1934 devant les S.A. et la Reichswehr que Hitler évoquait pour la première fois la nécessité de la guerre éclair pour conquérir l’espace. Mais qui aurait pu croire en l’obstination de ce visionnaire qui venait à peine de prendre le pouvoir ? En février 1934 ce que les auditeurs du Führer attendent ce n’est pas l’annonce de la guerre, mais la solution de ce conflit S.A.- Reichswehr qui menace le nouveau Reich.
Hitler s’est tu. Pour le moment il n’a parlé que de l’avenir, sombre et guerrier. Mais c’est dans le présent qu’il lui faut trancher. Il commence à voix basse, fait un cours d’histoire militaire qui semble un long détour puis, tout à coup, tourné vers Roehm, il dit avec force : « Une milice n’est appropriée que pour défendre de petits territoires ». Roehm semble se désintéresser de ce que dit Hitler. Dans son visage rougeaud se marque peu à peu une moue d’indifférence affectée. Il regarde le plafond. Le ton de Hitler s’élève ; le Führer parle toujours, tourné vers Roehm, et ce qu’il dit est une condamnation des ambitions du chef d’État-major de la S.A. : « La S.A. devra se limiter à des tâches politiques. » La voix est ferme. « Le ministre de la Guerre, continue Hitler, pourra faire appel à la S.A. pour les tâches du Grenzschutz et pour l’instruction prémilitaire. »
Un silence. Roehm ne dit toujours rien. Les généraux sont figés dans leur raideur. Hitler, après un nouveau et long silence conclut : « Je réclame de la Sturmabteilung une exécution loyale des tâches qui lui seront confiées. » Hitler a tranché : la Reichswehr seule sera la base de la future armée nationale. Aucun applaudissement ne retentit. Tout le monde se lève, on entoure Hitler, Roehm, Blomberg. Chacun se regroupe autour de son chef. Hitler est au milieu, souriant, détendu ou paraissant l’être. Il parle vite, prend Roehm par le bras. C’est le moment de la grande réconciliation publique. Face à face, autour de Hitler, il y a Blomberg, le monocle enfoncé sous ses sourcils blonds qui barrent son visage rond et distingué, et il y a Roehm, plus petit engoncé dans son uniforme brun. Les deux hommes se serrent la main, puis le chef d’État-major de la Sturmabteilung invite les généraux à un déjeuner de réconciliation à son quartier général. Là, quand les larges portes s’ouvrent on aperçoit une table immense, royalement dressée avec le faste ostentatoire des nouveaux riches. Les places sont indiquées : Roehm et Blomberg sont à chaque bout. Des serveurs s’empressent : le menu est excellent le Champagne coule en abondance, mais l’atmosphère est glaciale, personne ne parle. Les généraux ne tournent pas la tête. La réconciliation ressemble à une cérémonie mortuaire. Le déjeuner se déroule, solennel, morne, puis sur un signe de Roehm les S.A. se lèvent. Alors viennent les saluts, les serrements de main, les claquements de talons. Bientôt les lourdes voitures de la Reichswehr s’éloignent lentement.
Roehm a demandé aux S.A.- Führer de demeurer avec lui. Ils sont revenus autour de la table après le départ des officiers. Ils attendent. Roehm se sert une nouvelle coupe de Champagne. Quelques-uns de ses hommes l’imitent. « C’est un nouveau traité de Versailles », lance brusquement Roehm. Les S.A.- Führer se taisent ils sentent venir la colère de leur chef, colère contenue pendant les longues heures de la « réconciliation ».
Et tout à coup elle explose. Dans un coin de la salle, Viktor Lutze observe, écoute : « Ce que ce caporal ridicule a raconté... » commence Roehm. Lutze est aux aguets, hésitant à comprendre, le visage impassible pour cacher son désarroi. « Hitler ? Ah si nous pouvions être débarrassés de cette chiffe » conclut Roehm.