Pourtant, il y a des résistances : tous les officiers ne sont pas des partisans de la ligne Blomberg-Reichenau. Il y a ceux qui pensent que Blomberg est un Gummilöwe, un lion de caoutchouc, ceux qui craignent la démagogie de ce caporal Hitler, ceux surtout qui redoutent de voir la Reichswehr perdre ses prérogatives au bénéfice de l’armée nazie du capitaine Roehm. Car si l’armée veut utiliser Hitler, elle ne veut pas disparaître. Et les officiers d’État-major chargés des plus hautes responsabilités, comme Blomberg ou Reichenau, les officiers en fonction dans les unités, ont une répulsion instinctive pour ces S.A-Führer qui se disent officiers et sont d’anciens portiers d’hôtels, noceurs affichés, fauteurs de scandales.
Jamais l’Offizierskorps n’acceptera de baisser la tête devant les S.A.
Aussi quand, en janvier 1934, von Hammerstein, le dernier homme de Schleicher, démissionne de son poste de chef de la Heeresleitung, Hindenburg cède aux officiers qui lui conseillent de refuser la candidature de Reichenau soutenue par Blomberg et Hitler. C’est un officier plus traditionnel, moins marqué par ses sympathies à l’égard des nazis, le général von Fritsch qui est nommé. Hindenburg et la Reichswebr défendent leurs prérogatives et Hitler sait bien quelles sont les forces de ces hommes qui, aux yeux de l’Allemagne, incarnent la tradition nationale.
Il lui faut donc tenir compte de leurs sentiments, biaiser, et pourtant il y a les S.A., plusieurs millions, et ce capitaine Roehm qui tempête, qui a ses idées sur l’armée, sur la défense nationale.
LE FÜHRER ET L’ARMÉE
En 1933, peu après la prise du pouvoir par les nazis, Roehm rencontre Hermann Rauschning. Avec sa tête ronde et chauve, ses yeux rieurs, ses silences attentifs, le président du Sénat de Dantzig attire les confidences. Roehm parle. Les chefs S.A. sont mécontents : eux aussi (moi aussi, ajoute-t-il) sont des officiers, mais pas des officiers de bureau. « Nous avons combattu dans les Freikorps, dans la Ruhr ». Par la bouche de Roehm s’exprime la hargne des officiers subalternes ou des sous-officiers que révolte la hiérarchie stricte de l’armée régulière. Les nazis ont pris le pouvoir ? Qu’attend-on pour récompenser les S.A. en leur donnant grades, titres, émoluments ; pourquoi tant de précautions avec les officiers de la Reichswehr qui n’ont pas bougé quand il fallait se battre dans la rue et dans les salles enfumées des meetings ?
Roehm continue, s’enflammant de plus en plus : « La base de la nouvelle armée doit être révolutionnaire. On ne peut la gonfler par la suite. On n’a qu’une seule fois l’occasion de faire quelque chose de grand qui nous permettra d’ébranler le monde sur ses bases. Mais Hitler m’éconduit avec de belles paroles... Il veut hériter d’une armée toute faite, prête à marcher ».
Un temps d’arrêt : sur le visage ingrat de Roehm se lit la déception, le mépris. « Il va laisser, dit-il, les « experts » en faire ce qu’ils voudront ». Il frappe du poing sur la table et c’est l’officier de tranchée, l’homme du putsch de Munich qui a eu, en 1923, à se heurter au général von Lossow, à von Kahr, qui se souvient. Mais Hitler a oublié. « Hitler prétend, ajoute Roehm, que plus tard il fera de tous les soldats des nationaux- socialistes. Mais il commence par les abandonner aux généraux prussiens. Je ne vois pas où il trouvera un esprit révolutionnaire chez ces gens-là. Ils sont aussi lourdauds qu’autrefois et ils vont certainement perdre la prochaine guerre ».
En fait, le Führer voit clairement la situation. Il y a les généraux, puissants, respectés, il y a les S.A. souvent craints et méprisés, il y a Hindenburg toujours Reichspräsident, il y a Papen lié à la Reichswehr, lié à Hindenburg et qui est vice- chancelier, il y a des monarchistes, des conservateurs et lui Hitler qui n’est que chancelier. Il vient à peine de prendre le pouvoir. Il ne faut pas le perdre.
Le matin du 31 janvier 1933, moins de vingt-quatre heures après sa nomination au poste de chancelier, Hitler s’est rendu à la caserne de la garnison de Berlin. Il a harangué les troupes, rassemblées dans la cour, immobiles dans le matin glacial, il leur a parlé de l’avenir de l’Allemagne nationale-socialiste. Immédiatement les officiers se sont dressés contre ce procédé qui brise la hiérarchie.