Le Führer est sorti dans le jardin. L’air y est vif, les couleurs de cette première journée d’été sont nettes et franches, le sol est sec, crissant sous les pas, tout le paysage est précis, presque gai. C’est dans ce jardin que ce jour-là, Hitler a sans doute rencontré le général von Blomberg. Le ministre de la Guerre accomplissait une visite d’inspection en Prusse-Orientale et, apprenant que Hitler se trouvait à Neudeck, il s’y est rendu sous le prétexte de présenter ses devoirs au Feldmarschall Hindenburg. Autour de Hindenburg, statue de la vieille Allemagne prussienne que le temps achève d’abattre, le représentant de l’armée et le Führer du nouveau Reich ne peuvent qu’évoquer l’avenir, rappeler le pacte du Deutschland. L’élégant général veut savoir si Hitler, depuis avril, n’a pas varié, s’il est toujours prêt à sacrifier la S.A. Les deux hommes marchent côte à côte dans un jour qui semble ne pas vouloir finir, le général et le chancelier, l’officier de tradition et l’ancien Gefreiter, ce caporal parvenu au sommet du pouvoir, mais vulnérable encore. Blomberg a dû être précis parce que la santé de Hindenburg décline vite, parce que la tension monte en Allemagne, parce que Papen, Bose, Jung, Klausener, Schleicher, agissent de leur côté, font pression sur certains éléments de l’armée, parce que la Bendlerstrasse craint que cette tension ne favorise une tentative d’invasion à l’Est ou à l’Ouest, de la part de la Pologne et de la France, parce qu’il faut mettre fin au désordre que provoquent les S.A. et assurer à l’armée une réserve stable de recrues sur laquelle elle aurait la haute main.
Les deux hommes, côte à côte, avancent dans l’allée. Naturellement, si Hitler renouvelle le marché, la Reichswehr prêtera serment de fidélité au nouveau chef d’État du Reich. Sur le perron, le secrétaire général Meissner attend le Führer : Hindenburg est réveillé, il peut recevoir Hitler pour quelques minutes. Le vieux maréchal est assis dans un immense fauteuil au dossier droit, il est en civil, vêtu d’une longue redingote noire, un col blanc cassé serré par une cravate noire bâille autour de son cou où se dessinent les deux sillons profonds de la vieillesse. Quand Hitler parait, Hindenburg se lève, le poing gauche serré, la main droite appuyée sur une canne, il salue Hitler d’une inclination de tête. Le lourd visage carré, creusé, couronné de cheveux blancs coupés en brosse, n’exprime aucune sensation : un marbre impassible. Puis Hindenburg se rassied et un chambellan chamarré avance un siège pour le Chancelier. Hitler commence à parler de Venise, du Duce, de l’amitié de l’Italie, mais Hindenburg va l’interrompre par quelques mots et des interrogations qui sont des ordres : Roehm ? La seconde révolution ? Il faut rétablir le calme en Allemagne, tel doit être le rôle d’un chancelier du Reich, telle est la mission du président du Reich. Le pays a besoin d’ordre, insiste-t-il, l’armée a besoin de calme pour préparer la défense du Reich. Puis, avec l’aide du chambellan, Hindenburg se lève à nouveau, il s’avance lentement, traversant les pièces pesamment ; à ses côtés, Hitler parait frêle, insignifiant, sans lien avec l’histoire de l’Allemagne que Hindenburg semble exprimer par sa seule façon d’être, par son visage même. Il reconduit Hitler jusqu’au perron et là, entouré de ses proches, d’officiers, de chambellans, appuyé sur sa canne, il regarde partir le Führer avec cette indifférence sévère, ces yeux vides qu’ont les vieillards puissants et qui suscitent toujours l’inquiétude chez ceux qui dépendent d’eux.
Or, Hitler, pendant qu’il roule dans le paysage plat de la Prusse-Orientale, mer moutonneuse de landes et de sables qui continue la Baltique, sait que pour quelques semaines encore son sort dépend de Hindenburg, de l’entourage du Feldmarschall et surtout de l’armée : depuis avril, depuis la croisière sur le Deutschland rien n’a changé fondamentalement, mais simplement tout s’accélère. Les choix s’imposent, les engrenages tournent : il faut trancher sinon l’armée peut basculer, Hindenburg peut décréter la loi martiale, confier le pouvoir réel aux généraux, balayer les S.A. et que restera-t-il alors du pouvoir de Hitler ?