À Berlin, alors que Hitler grimpe dans son avion pour le retour, Goebbels donne un thé « politique ». Ses réunions d’apparence mondaine sont un moyen commode pour faire se rencontrer des hommes de différents milieux, pour échanger des idées, nouer des contacts, influencer des personnalités. Goering et Goebbels, mais aussi Hitler, affectionnent ce genre d’assemblées. Le jeudi 21 juin, autour de Goebbels, des hommes d’affaires et des hommes politiques sont réunis : on reconnaît le capitaine d’industrie, le Dr Dorpmuller et le magicien des finances, le Dr Schacht, puis, un peu à l’écart, le vice-chancelier Franz von Papen qui a donc – et cela donne la mesure de sa « souplesse politique » – accepté l’invitation du ministre de la Propagande qui censure pourtant ses discours ; on voit aussi le conseiller d’État Gorlitzer, le secrétaire d’État von Bülow, l’nspecteur des troupes des transmissions von Kluge, Gordeler. Une assemblée choisie, où se mêlent, comme à l’image du IIIeme Reich, l’Allemagne prussienne et traditionnelle, les représentants de l’armée, les barons des affaires, les hommes politiques conservateurs et les nazis. Goebbels demande un moment d’attention pour Schacht qui veut exposer le problème des réparations : le président de la Reichsbank a un programme ambitieux. Un moratoire sera établi qui favorisera le transfert des intérêts des créanciers étrangers du Reich ce qui les incitera à acheter des produits allemands. Ces exportations accrues permettront au Reich de se procurer des matières premières ce qui aura pour effet de faciliter le réarmement. Papen, Kluge, écoutent avec passion : l’un est lié à la grande industrie de la Ruhr et l’autre à l’armée, or Schacht bénéficie de l’appui total de l’État-major et des milieux de l’industrie sidérurgique. Mais Schacht a un adversaire en la personne de Schmitt, ministre de l’Économie, plus favorable à un développement de la consommation intérieure : et Schmitt a le soutien de Roehm. Le thé politique de Goebbels, façon de présenter la politique de Schacht et l’aide-mémoire qu’il prépare pour le Führer avec l’appui de la Reichswehr est donc loin d’être anodin. Les options économiques de Schacht imposent aussi qu’on en finisse avec Roehm pour pouvoir se lancer enfin, vraiment, sur la voie du réarmement.
Ses derniers invités partis, Goebbels se fait conduire à l’aéroport de Tempelhof. Rudolf Hess est déjà arrivé et tous deux, sous un ciel rouge d’été, arpentent la piste cimentée : Goebbels, bavard, souriant nerveusement, ayant du mal à se tenir à la hauteur de Hess, qui, l’air soucieux, les mains derrière le dos, écoute, la tête légèrement penchée avec ce visage obstiné et un peu hagard qu’il a toujours. Dans l’immense ciel de l’Allemagne du Nord, l’avion de Hitler apparaît enfin, point noir dans le crépuscule, bientôt le vrombissement des moteurs est distinct et après un premier passage, l’avion, un Junker gris trimoteur, se pose et roule lentement vers le groupe des officiels. L’appareil immobilisé, Hitler descend le premier : il salue Goebbels et Hess, remercie le pilote, puis se met à parler à ses deux ministres. Sans doute fait-il le récit de son entrevue de Neudeck, évoque-t-il la silhouette massive et autoritaire de Hindenburg, le sourire légèrement ironique du Gummilöwe le « lion de caoutchouc » Blomberg. Même s’il n’insiste pas sur le choix qu’on lui impose, ceux qui l’écoutent, ceux qui le voient, le visage crispé, comprennent qu’inéluctablement le temps des décisions vient.
Hitler sur cette plaine de Tempelhof avec sa démarche saccadée, ressemble un peu à ces chefs de pièces qui vont et viennent derrière les artilleurs, scrutant le ciel, écoutant les rapports, enregistrant toutes les données et ne se décidant pas pourtant à commander le feu, parce qu’ils savent d’expérience, qu’une fois partis, les obus ne peuvent plus retourner dans les tubes des canons.
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SAMEDI 30 JUIN 1934
Aéroport de Bonn-Hangelar, 1 heure 50
(du vendredi 22 au lundi 25 juin 1934)
L’ENVOL