A mesure que le vicomte parlait, sa voix se chargeait d'une gravité, d'une profondeur qui allèrent chercher un écho jusqu'au fond du cœur de Marianne.
— Vous me donnez tort, n'est-ce pas ? J'aurais dû, selon vous, accepter de lui donner cet enfant ?
— Je n'ai ni à vous approuver ni à vous improuver, ma chère petite. Et pas davantage le droit de vous juger. Vous êtes pleinement maîtresse de vous-même, de votre destin et de votre personne car, ce droit-là, vous l'avez acquis chèrement.
Elle le regarda intensément, sans pouvoir déceler dans ce visage amical la moindre trace de reproche ou de déception, mais elle devina que, s'il l'avait moins aimée, son vieil ami l'eût peut-être jugée sévèrement.
— Je peux bien vous l'avouer à vous, Jolival : j'ai honte de moi. Cet homme ne m'a jamais fait que du bien. Il a tout risqué pour moi, pour me défendre... et cette protection s'est étendue jusqu'à Jason, dont cependant il n'avait pas tellement à se louer. Cela ne lui fait certainement aucun plaisir que le père de l'enfant soit ce misérable Damiani et cependant, cet enfant, il le désire comme la plus grande bénédiction que le Ciel puisse lui offrir. Cela aussi, j'ai peine à le comprendre.
— Il ne vous vient pas à l'idée qu'il puisse faire table rase de ce Damiani et qu'il ne voie dans l'enfant à venir que votre fils, à vous, Marianne ?
La jeune femme haussa légèrement les épaules.
— Cela supposerait des sentiments beaucoup plus intenses que je ne pourrais croire. Non, Jolival, le prince ne voit dans cet enfant qu'un Sant'Anna, un peu dévié, mais un Sant'Anna tout de même.
— Que vous importe, au fond, les intentions qui animent le prince Corrado puisque vous refusez. Car... vous refusez toujours, n'est-ce pas ?
Marianne ne répondit pas. Elle s'éloigna de quelques pas comme si elle cherchait à disparaître dans l'ombre, dense maintenant, du jardin, mais c'était pour mieux échapper à toute influence autre que ses voix intérieures. Én elle, un combat s'achevait et elle voulait seulement se donner le temps de l'admettre. Elle savait déjà qu'elle était vaincue, mais n'en éprouvait aucune amertume. C'était même une délivrance, une espèce de joie et d'orgueil, car ce qu'elle allait donner, aucune autre qu'elle ne le pourrait. Et puis, la joie qu'en ressentirait l'homme qui s'était éprouvé lui-même serait tissée, magnifiée en quelque sorte par ses répugnances vaincues et par l'épreuve physique qu'elle affronterait pour lui. Ce serait peut-être un moyen de conjurer le sort et de poser la première pierre d'un bonheur impossible à concevoir tant qu'il serait fait de la douleur d'un autre.
Le cri d'un oiseau de mer éclata, non loin de là. C'était une mouette sans doute, semblable à toutes celles dont le vol planant tournoyait si souvent autour des huniers de
Marianne tourna les talons. Près du banc de pierre, la silhouette noire de Jolival était demeurée à la même place, immobile, attendant quelque chose. Elle revint lentement et, quand elle fut tout près, elle dit, très doucement :
— Vous savez sans doute où habite le prince Sant'Anna, Jolival ?
Il fit oui de la tête et, dans l'ombre, elle vit briller ses yeux.
— Voulez-vous lui faire dire que j'accepte ? Je lui donnerai l'enfant qu'il désire tant...
SEBASTIANO
4
LA NIÈCE DE PITT
Traînée par quatre Caïques chargés de rameurs dont les oripeaux, joyeusement bariolés, mettaient une note chaude dans ce froid matin où l'hiver s'annonçait,
Dirigés par un sévère maître d'œuvre écossais, les charpentiers turcs avaient fait du bon travail et le navire, ses voiles neuves sagement ferlées, ses cuivres bien astiqués, ses acajous luisants comme du satin, brillait comme un jouet neuf sous les rayons diffus d'un soleil rond dont le disque blanc semblait voyager dans le ciel derrière les épaisseurs fuligineuses d'un léger brouillard. Et Marianne, debout sur le quai au côté de Jolival, regardait avec une joie orgueilleuse le navire ressuscité de Jason venir à elle.