Depuis qu'elle était l'hôte de la princesse Morousi, Marianne avait rendu plusieurs visites à son impériale cousine et une amitié se développait entre les deux femmes, amitié à laquelle se joignait celle, bruyante et tumultueuse, de Bulut Hanoum qui n'avait encore rien compris à ce qui s'était passé chez Rébecca mais qui, en sujette devouée, s'était inclinée sans poser une seule question puisque sa maîtresse était d'accord... Cela valait à Marianne d'utiles informations dont elle faisait généreusement bénéficier le pauvre Latour-
Maubourg de plus en plus dépassé par les événements car, naturellement et ainsi que Marianne l'avait pensé, aucune réponse n'était venue donner le sentiment de l'Empereur sur la suite de la guerre russo-turque.
Le ciel était à l'optimisme, ce matin... Quand Jason reviendrait, il serait si heureux de retrouver son cher navire remis à neuf que les nuages amassés entre lui et Marianne s'effaceraient certainement d'eux-mêmes. Un peu de calme explication et tout rentrerait dans l'ordre, le mauvais rêve s'envolerait... Le prince aurait l'héritier tant désiré et son épouse d'un moment, redevenue Marianne d'Asselnat par la grâce des légistes impériaux, serait désormais libre d'unir sa vie à celle de l'homme qu'elle aimait toujours autant...
Evidemment, il y avait bien, quelque part au monde, une créature qui portait légalement le nom de Beaufort, mais Marianne l'écartait systématiquement de son esprit, comme de son souvenir. Pilar avait choisi l'Espagne, le pays d'origine de ses ancêtres dont elle avait la sombre violence, la piété austère et sans doute avait-elle enfoui au fond de quelque couvent ses passions impitoyables. Elle ne représentait plus une gêne. Mais quand donc Jason reviendrait-il ?
Au cours de l'une des visites, courtoises et protocolaires, que « Turhan Bey » rendait à la princesse Morousi, Marianne s'était risquée, quelques jours plus tôt, à lui parler timidement de ce retour en marquant un peu d'étonnement qu'il se fît tellement attendre. Cela n'avait pas été sans un battement de cœur un peu plus rapide, tant elle craignait de blesser le prince, mais la question n'avait pas paru le choquer autrement. De ses yeux d'azur sombre, immuablement calmes, il avait regardé la jeune femme avec cette expression impénétrable, qui la mettait toujours un peu mal à l'aise et il avait répondu gravement :
— Il n'y a là rien d'étonnant. Ses blessures étaient graves car Leighton l'avait laissé pour mort dans la barque à la dérive où il a été retrouvé. En outre, il le tenait, depuis Corfou, sous l'empire d'une drogue dangereuse que l'on a pensé être de l'ergot de seigle et qui n'arrangeait rien. Néanmoins, le médecin personnel du pacha de Morée qui le soigne m'a répondu de sa vie mais non sans laisser entendre que la convalescence serait longue. Soyez cependant certaine qu'il est bien soigné.
— Le médecin du pacha de Morée ? avait remarqué alors Marianne. Comment se fait-il dans ce cas qu'il soit hébergé par des pêcheurs ?
— Parce que c'est infiniment meilleur pour lui. Hassani Hadj[11] est un homme de Dieu et mon ami. C'est à ce titre et secrètement qu'il soigne le capitaine Beaufort. Aux mains de Vali Pacha, l'Américain ne s'en tirerait pas sans une solide rançon. Souvenez-vous que Vali et son père, le pacha de Janina, comme d'ailleurs celui d'Egypte, Méhémet Ali, ont pris depuis quelque temps leurs distances vis-à-vis de la Porte et se conduisent actuellement en seigneurs indépendants... ce dont, d'ailleurs, ils pourraient bien se repentir quelque jour. Mais, pour en revenir à Jason Beaufort, six mois de convalescence me paraissent un minimum convenable...
Six mois ! Marianne avait alors fait mentalement le calcul. Si l'on partait du fait que Jason avait été recueilli dans les tout premiers jours du mois d'août, cela ne le faisait pas apparaître à Constantinople avant le plein cœur de l'hiver et peut-être même le printemps, suivant le temps qu'il lui faudrait pour rejoindre le Bosphore. Cela représentait encore une longue attente, puisque le mois d'octobre, bien que très avancé, n'était pas encore terminé, mais, d'autre part, une voix secrète soufflait alors à Marianne que les choses n'en iraient peut-être que mieux, puisque la naissance de l'enfant était prévue pour la fin de février.
Cela lui permettrait de se montrer à lui sous un jour normal, tandis qu'elle redoutait très fort de se retrouver en face de Jason avec les joues bien nourries qu'elle arborait depuis un moment et l'aspect peu engageant d'une barrique...