Le regard de Marianne s'éteignit. Alors Jolival, comprenant que tout allait une fois encore s'effondrer, que la jeune femme allait encore endurer le martyre, explosa :
— Ah non ! s'écria-t-il. Cela ne va pas recommencer ! Vos histoires, vos grands sentiments et votre orgueil intraitable, je commence à en être saturé, Beaufort ! A peine êtes-vous entré que, déjà, vous prenez des airs de justicier ? Vous nous tombez dessus sans prévenir et dans la situation tout de même irrégulière d'un monsieur qui vient d'essayer de voler quelque chose qui ne lui appartient plus...
— Où prenez-vous que mon navire ne m'appartienne plus ? fit Jason avec hauteur.
— Dans le code maritime ! Votre bateau, mon cher, a été capturé par les Turcs, ramené ici comme la prise qu'il était et le propriétaire en était devenu un certain Achmet Reis, justement parce que c'était lui qui l'avait pris. Sa Hautesse la Sultane Validé, qui est cousine de Marianne, a racheté votre rafiot, l'a fait remettre à neuf, parce que après un séjour aux mains de votre Leighton il en avait le plus grand besoin, et l'a offert à Marianne. Autrement dit, après avoir laissé votre maudit médecin voler Marianne et tenter de l'assassiner dans des conditions affreuses, vous venez maintenant la dépouiller complètement et, par-dessus le marché, vous montez sur vos grands chevaux parce que vous la retrouvez dans un état qui ne vous convient pas ? Ah non, mon cher ! Cela ne va pas se passer comme ça.
Jason haussa les épaules :
— Je ne comprends rien à ce que vous dites ! Leighton s'est comporté avec « moi » comme un brigand, mais je ne sache pas que vous eussiez eu à pâtir de lui...
— Ah, vous ne savez pas ? Vous ne savez pas que la nuit qui a suivi le supplice de Kaleb, alors que vous ronfliez dans votre cabine, abruti de rhum et de drogue, il a fait jeter cette malheureuse enfant dans une chaloupe, sans autre viatique qu'une chemise de nuit et une paire de rames, après l'avoir dépouillée de tout ce qu'elle possédait et avoir fait violer la pauvre Agathe par une partie de l'équipage ? Si la route de la chaloupe n'avait croisé celle d'un pêcheur de Santorin, Marianne, à cette heure serait morte depuis longtemps de soif, d'épuisement et d'insolation. On l'a sauvée de justesse. Mais vous n'y êtes pour rien que je sache ?... Alors, je vous en prie, faites-nous la grâce de mettre une sourdine à vos états d'âme et à vos délicatesses de conscience. Oui, elle est enceinte. Elle est même sur le point d'accoucher, mais ce que vous avez refusé d'entendre sur votre sacré bateau, je vous jure que vous allez l'entendre maintenant, depuis A jusqu'à Z, dussé-je prier Turhan Bey de vous faire enchaîner par ses gens !
— Arcadius ! pria Marianne inquiète de voir son ami dans un pareil état de rage, je vous en prie, calmez-vous...
— Me calmer ? Pas avant que cet âne bâté n'ait été mis en face de la vérité. Alors, écoutez-moi bien, Jason Beaufort : Vous ne sortirez d'ici que lorsque vous aurez entendu la vérité, toute la vérité sur le drame que vit Marianne depuis bientôt un an et que votre stupidité n'a fait qu'aggraver. Vous feriez aussi bien de vous asseoir parce que cela va durer un moment...
Rouge jusqu'à sa demi-calvitie, les poings serrés, dévoré par l'envie de boxer le sombre visage qui lui faisait face, Jolival dressé en face de Jason offrait l'image assez fidèle d'un petit coq de combat. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais éprouvé pareille fureur, sauf peut-être quand il avait dix ans et qu'un jeune cousin, par pure méchanceté, avait tué sous ses yeux son chien favori. Le visage crucifié de Marianne quand Jason avait prononcé l'affreuse phrase : « Tu es enceinte ! » si lourde de mépris, lui avait rappelé cet horrible moment et déchaîné en lui des forces assoupies depuis bien longtemps. Sous l'homme du monde sceptique et raffiné, Jolival venait de retrouver un petit Arcadius ramené aux limites de la sauvagerie primitive par un acte de cruauté doublé d'une injustice. Jadis, il s'était jeté sur le grand cousin et l'avait mordu jusqu'au sang, petite bête féroce accrochée si cruellement à la main meurtrière qu'il avait fallu l'en détacher. Et, là encore, Jolival se sentait prêt à mordre.
L'instinct du marin était trop aigu pour qu'il ne comprît pas qu'il était allé trop loin et que, de cet ami fidèle jusqu'à présent, il était en train de se faire un ennemi mortel. Il capitula et, comme on venait de le lui ordonner, il s'assit, croisant l'une sur l'autre ses longues jambes bottées.
— Je vous écoute, soupira-t-il. Je crois qu'en effet il y a beaucoup de choses que j'ignore...
Gêné tout à coup, il n'osait plus regarder du côté de Marianne. La jeune femme, alors, entreprit de quitter son nid de coussins.
— Veuillez appeler dona Lavinia, Jolival ! Je voudrais me retirer...
Jason aussitôt protesta :
— Pourquoi veux-tu t'en aller ? Si j'ai eu des torts, je ne demande qu'à les reconnaître car... moi aussi j'ai souffert. Je t'en prie, reste !