— Comme c'est facile à exécuter quand le sommeil vous fuit ! Eh bien, revenez m'aider à me coucher, mais ne fermez rien et n'éteignez pas les lampes. Ensuite, vous pourrez aller dormir. Il sera inutile d'attendre l'arrivée du vicomte. Ces messieurs peuvent en avoir pour longtemps.
— Devrai-je faire préparer une chambre pour l'ami de Votre Altesse ?
Sans qu'elle en eût conscience, le ton de dona Lavinia s'était durci imperceptiblement sur les derniers mots. L'affection fidèle que, depuis toujours, elle portait à son maître, lui avait fait sentir, dans ce grand étranger trop séduisant, un danger, une menace. Et Marianne eut honte, tout à coup, de la situation que créait l'arrivée inopinée de Jason : celle d'une femme dont l'amant s'introduit chez le mari... un mari qui n'avait cessé de la couvrir de bienfaits. Elle avait beau se dire qu'elle payait, pour tout cela, un prix élevé, l'impression désagréable n'en demeurait pas moins. Il n'était décidément pas facile de vivre à l'aise dans un mauvais rôle.
Le regard qu'elle leva sur Lavinia était plein d'involontaire contrition.
— Sincèrement, je l'ignore. Il se peut qu'il reparte immédiatement, mais il se peut aussi qu'il accepte d'achever la nuit ici. De toute façon, son séjour ne pourra excéder quelques heures...
La gouvernante approuva de la tête, aida Marianne à passer une robe de nuit, l'installa dans son grand lit en étalant soigneusement les oreillers sous ses épaules. Puis elle vérifia les lampes, s'assura des mèches et du niveau d'huile, fit une révérence et sortit pour accomplir la mission dont on l'avait chargée.
Demeurée seule, Marianne resta un moment immobile, goûtant la tiédeur parfumée des draps et la lumière adoucie de la pièce. Elle s'efforça de faire le vide dans son esprit, de ne plus penser, mais c'était au-dessus de ses forces. Incessamment, son esprit retournait au tandour où il imaginait les deux hommes : Jolival tournant en rond autour du poêle dans l'espace restreint que laissaient les divans ; Jason, assis sans doute, les coudes aux genoux et les mains nouées, dans une attitude qu'elle lui avait vu cent fois quand il tendait toute son attention... Malgré les paroles dures qu'elle lui avait fait entendre, jamais Marianne ne l'avait autant aimé.
Pour tenter d'échapper à son idée fixe, elle prit, au hasard, l'un des livres qui étaient disposés à son chevet, mais, en dehors du titre, elle ne parvint pas à démêler la signification d'une seule ligne, bien qu'elle connût le texte à peu près par cœur. C'était un exemplaire en italien de
Une soudaine douleur la réveilla. Elle n'avait pas dû dormir longtemps, car le niveau d'huile n'avait qu'à peine baissé dans sa lampe de chevet. Et, autour d'elle, tout était silence. Le palais, enveloppé d'obscurité, paraissait sommeiller, emmitouflé dans ses rideaux, ses tentures et ses coussins comme au cœur d'un moelleux cocon. Pourtant, Jolival n'était pas encore venu et, bien certainement, tout le monde ne dormait pas.
Les yeux grands ouverts, Marianne demeura immobile un moment, écoutant les battements de son cœur, épiant le cheminement de cette douleur qui, partie de ses reins, irradiait lentement tout son corps. Ce n'était pas violent et cela diminuait déjà, mais c'était comme un avertissement, le signe avant-coureur, peut-être, de l'épreuve qui se préparait. Le temps était-il venu de déposer enfin son fardeau ?
Elle hésita sur ce qu'il convenait de faire et préféra qu'une autre douleur vînt confirmer son diagnostic, peut-être un peu hâtif, pour faire demander le médecin qui, à cette heure, devait dormir à poings fermés... Elle tendait la main vers la sonnette pour appeler dona Lavinia et lui demander ce qu'elle en pensait, quand on gratta discrètement à la porte. Sans attendre la réponse, celle-ci s'ouvrit doucement pour laisser passer la tête d'Arcadius.
— Je peux entrer ?
— Bien sûr ! Je vous attendais, mon ami...
La douleur maintenant avait complètement disparu. Marianne se redressa dans son lit et s'accota à ses oreillers, revigorée par le sourire qui illuminait le visage de son ami où l'on eût cherché vainement trace de la colère de tout à l'heure. Dans l'ombre du lit, les yeux de Marianne se mirent à briller d'une joie anticipée :
— Jason ? Où est-il ?
— Je pense qu'à cette minute il doit se disposer à se coucher. Il a grand besoin de sommeil... Moi aussi, d'ailleurs, car, avec le café, dona Lavinia nous a fait porter une bouteille... d'excellent cognac ! Je me demande ce qu'elle pensera en constatant qu'il n'en reste plus...