— Souvent femme varie !... se contenta-t-il de répondre sans expliquer autrement sa pensée.
Mais comment faire comprendre à cette trop jeune femme épuisée, écorchée vive, mais ramenée d'un seul coup à la vie et à l'espoir du bonheur par le retour de l'homme aimé, qu'elle ne connaissait encore rien de la maternité et de ses surprises ? Elle considérait ce qui allait venir comme une épreuve et comme une espèce de formalité tout à la fois. Mais elle ne savait pas qu'elle aurait peut-être plus de peine qu'elle ne l'imaginait à chasser de sa vie et de sa pensée l'enfant qu'elle n'avait pas désiré.
Néanmoins, ce serait du temps perdu qu'essayer de la mettre en face des réalités. Tant qu'elle ne tiendrait pas dans ses bras le petit paquet vivant qui, bientôt, se détacherait de sa chair, Marianne ignorerait tout de ses propres réactions en face de la plus grande merveille de tous les temps : la naissance d'un homme ou d'une femme.
Pour le moment, d'ailleurs, le visage de la jeune femme s'était fermé :
— Je ne varierai pas, affirma-t-elle avec un entêtement encore enfantin.
Mais son dernier mot s'acheva sur un court gémissement. La douleur revenait, sournoise, lentement envahissante... Jolival qui, avec un haussement d'épaules philosophe, se disposait à regagner son lit, s'arrêta net :
— Qu'avez-vous ?
— Je... je ne sais pas. Une douleur... oh, pas très pénible, mais c'est la seconde et je me demande...
Elle n'ajouta rien. Déjà Jolival se ruait dans le petit couloir qui reliait la chambre de Marianne à celle de dona Lavinia, poussant des clameurs à réveiller tout un cimetière.
« Il va ameuter la maison ! » pensa Marianne, mais elle savait déjà qu'elle allait avoir besoin de secours et que l'heure était venue, pour elle, d'accomplir son grand travail de femme...
6
« JE SUIS DE CE PEUPLE LIBRE... »
Les douleurs duraient depuis plus de trente heures et l'enfant n'était toujours pas apparu.
Enfermée dans sa chambre avec dona Lavinia et le médecin, Marianne subissait l'assaut de la souffrance avec une résistance qui allait s'amenuisant. Lorsque les contractions étaient devenues plus fortes, elle s'était appliquée à ne pas crier, mettant une sorte de point d'honneur à se comporter avec le stoïcisme d'une véritable grande dame. C'était tout juste si un gémissement réussissait à franchir ses dents serrées.
Mais l'épreuve durait depuis trop longtemps et Marianne, torturée presque sans répit, avait tout oublié de ses fermes résolutions. Dans le lit trempé de sueur où elle se débattait comme une bête prise au piège, elle hurlait maintenant sans retenue. Et il y avait des heures qu'elle criait ainsi, d'une voix qui, cependant, allait en s'affaiblissant. Elle ne désirait plus qu'une chose : mourir... Et le plus vite possible pour que tout cela cesse...
Ses cris trouvaient un écho dans le cœur des deux hommes qui attendaient dans le boudoir voisin de sa chambre.
Jolival, debout devant une fenêtre, se rongeait les ongles, l'œil fixe, et semblait planté là jusqu'à la consommation des siècles.
Quant à Jason Beaufort, son flegme quasi britannique avait volé en éclats aux premières plaintes de la jeune femme. Pâle et les yeux creux, il fumait avec une espèce de rage, allumant un cigare après l'autre et, parfois, il se bouchait les oreilles quand les cris lui paraissaient plus affreux. Le talon de ses bottes avait creusé un grand trou dans la laine du tapis...
Le jour se levait. Ni le marin ni le vicomte n'avaient dormi depuis la veille, mais ils n'avaient pas l'air de s'en apercevoir. Cependant, au moment précis où tonnait au loin le coup de canon annonçant l'aurore, une plainte qui s'acheva en un sanglot désespéré vint de la chambre et fit bondir Jason, comme si le canon avait atteint Marianne.
— C'est intolérable ! s'écria-t-il. Ne peut-on rien faire ? Faut-il vraiment qu'elle endure cette agonie ?
Jolival haussa les épaules.
— Il paraît que c'est naturel... Le médecin dit qu'un premier enfant se fait parfois attendre longtemps.
— Le médecin ! Vous avez confiance en cet âne solennel ? Pas moi.
— Ce doit être à cause de son turban, remarqua Jolival. Vous pensez sans doute qu'un médecin ne peut être valable qu'en habit et cravate ? Celui-là est un habile homme, autant que j'aie pu en juger en parlant avec lui. N'empêche que je commence à partager votre façon de voir. Quand j'ai ouvert la porte, tout à l'heure, il était assis dans un coin, le nez sur la poitrine, égrenant son chapelet d'ambre sans s'occuper autrement de la pauvre Marianne qui criait à fendre l'âme.
Jason fonça sur la porte comme s'il voulait l'enfoncer.
— Je vais aller lui dire ma façon de penser, cria-t-il.
— Inutile, c'est fait ! Cela ne l'émeut d'ailleurs en aucune façon. Je lui ai également demandé combien de temps ce supplice allait durer encore.
— Et qu'a-t-il répondu ?
— Inch'Allah !...
Le teint basané du marin vira au rouge brique.
— Oui ? Eh bien, nous allons voir s'il osera me répondre la même chose !...