Fort heureusement, il venait de rentrer du second et se trouvait tout justement à Galata quand Gracchus, porteur de la nouvelle du retour de Jason et de ses premiers ordres, était venu frapper à sa porte. Tout heureux, Craig O'Flaherty avait commencé par célébrer l'événement avec une glorieuse rasade d'un vieux whisky parvenu Dieu sait comment entre ses mains, puis, traînant Gracchus après lui, il s'était hâté de franchir la Corne d'Or et de courir au quai du Phanar où l'attendait la déconvenue que l'on sait.
Tout le jour, le Parisien et l'Irlandais avaient couru pour savoir où le brick serait ancré, tant et si bien que le coucher du soleil les avait surpris du mauvais côté de la Corne d'Or et les avait contraints à passer la nuit dans une taverne grecque, en grand danger d'être ramassés par les cavas.
Ils s'y étaient lamentés tout leur saoul autour d'un vin résiné qui leur avait donné un violent mal de tête et, dès le coup de canon de l'aube, ils s'étaient jetés dans une pérame pour gagner l'autre rive et venir rendre compte de leur mission.
Sans répondre à la question angoissée de Gracchus, Jason se contenta de demander :
— Où as-tu laissé Mr O'Flaherty ?
— Chez le concierge... je veux dire le capidji[15]. Comme il ne connaît pas Turhan Bey, il n'a pas osé pénétrer dans le palais. Et il attend vos ordres là-bas.
— J'y vais moi-même. Je le ramènerai. Nous avons une décision à prendre. Et cet enfant qui n'arrive pas...
— Mon Dieu, c'est vrai, s'exclama Gracchus. Avec tout ça j'oubliais le bébé. Est-ce qu'il n'est pas encore là ?
— Eh non ! lit Jolival. Il... ou elle – car après tout rien n'assure que ce sera un garçon – se fait beaucoup attendre...
— Est-ce que... ce n'est pas dangereux, une aussi longue attente ?
Jolival haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Dieu veuille que non !...
Il ne le voulait pas. Car, à la minute précise où le vicomte prononçait ces mots chargés d'inquiétude, Rébecca dont les longues mains, habiles et souples, avaient plongé dans le corps même de sa patiente pour retourner l'enfant qui se présentait mal, délivrait enfin Marianne.
La malheureuse avait tant souffert que l'opération ne lui avait arraché qu'un cri faible, suivi d'une bienheureuse perte de conscience. Elle n'entendit pas le premier vagissement, singulièrement vigoureux, du bébé dont Rébecca, à petites tapes sèches, claquait les fesses. Et pas davantage l'exclamation ravie de dona Lavinia :
— C'est un garçon ! Doux Jésus ! Nous avons un fils...
— Et un garçon magnifique, renchérit la Juive. Je gagerais qu'il pèse près de neuf livres. Il sera un homme superbe. Allez prévenir ces deux idiots qui fumaient comme une cheminée dans la pièce voisine. Vous les trouverez sans doute dans la galerie...
Mais la fidèle gouvernante des Sant'Anna ne l'écoutait plus. Elle était déjà hors de la chambre, ramassant ses jupons amidonnés pour courir plus vite et se précipitant directement vers le pavillon du prince. Tout en courant, elle riait, pleurait et marmottait tout à la fois, possédée par une trop grande joie qu'elle voulait partager bien vite.
— Un fils ! balbutiait-elle. Il a un fils... C'en est fini du malheur. Dieu a eu enfin pitié de lui...
Cependant, tandis que Rébecca procédait à la première toilette du nouveau-né, Marianne reprenait connaissance entre les mains de Djelal Osman Bey. Le médecin, enfin sorti de son immobilité fataliste, s'était précipité pour faire émerger la jeune femme d'une syncope qu'il jugeait dangereuse. La vie d'une femme capable de mettre au monde un fils tel que celui qui était né, devenait singulièrement précieuse.
En ouvrant les paupières, le regard vague de Marianne capta un visage brun prolongé d'une barbiche noire qu'elle identifia aussitôt.
— Docteur !... souffla-t-elle. Est-ce que... ce sera encore long ?
— Souffrez-vous donc encore ?
— N... on ! Non... c'est vrai, je n'ai plus mal !
— C'est tout naturel puisque tout est fini.
— Fi... ni ?
Elle décomposait le mot comme pour mieux en saisir la signification, sensible surtout à l'apaisement bienheureux que connaissait son corps supplicié. Fini ! L'atroce douleur était finie. Cela voulait dire que la torture ne recommencerait pas et qu'elle, Marianne, allait enfin pouvoir dormir...
Mais le visage se pencha davantage et elle perçut l'odeur d'ambre qui se dégageait des vêtements.
— Vous avez un fils, dit le médecin plus doucement encore, mais avec une nuance de respect. Vous avez le droit d'être heureuse et fière, car l'enfant est magnifique...
Une à une ses paroles atteignaient leur but, prenaient leur sens. Lentement, les mains de la jeune femme glissèrent le long de son corps... En constatant que la monstrueuse enflure avait disparu, que son ventre était redevenu presque plat, un flot de larmes jaillit de ses yeux.
C'étaient des larmes de joie, de soulagement et de gratitude envers une Providence qui avait eu pitié d'elle. Comme le disait le médecin, c'était fini. Jamais le mot « délivrance » ne s'était chargé d'une plus profonde signification.