— Madame, demanda-t-elle avec émotion, le curé de l'église Sainte-Marie-Draperis sera ici dans un instant pour ondoyer le jeune prince. Quel nom Votre Altesse Sérénissime souhaite-t-elle donner à son fils ?
Prise de court, Marianne se sentit rougir. Pourquoi donc dona Lavinia l'obligeait-elle à jouer ce rôle de mère dont elle ne voulait pas ? La vieille femme de charge ignorait-elle donc que cette naissance faisait partie d'un accord passé entre son maître et celle en qui elle s'obstinait à voir sa maîtresse, d'un accord qui préludait à une séparation définitive ? Ou bien voulait-elle l'ignorer ? C'était cela sans doute, car elle n'essayait même pas d'approcher l'enfant de sa mère... Pourtant, il fallait répondre.
— Je ne sais pas, murmura Marianne. Il me semble que ce n'est pas à moi de choisir... Ne vous a-t-on fait aucune suggestion à ce sujet ?
— Si fait ! S'il agrée à Votre Altesse Sérénissime, le prince Corrado aurait souhaité que l'enfant portât le nom de son aïeul : Sebastiano. Mais la coutume veut qu'il porte également le nom de son grand-père maternel.
— Don Sebastiano n'était pas le père du prince Corrado, mais son grand-père, il me semble.
— En effet. Cependant il ne souhaite pas que le nom du prince Ugolino soit porté de nouveau. Voulez-vous, Madame, me dire le nom de votre père ?
C'était comme les dents d'un piège qui se refermaient sur Marianne. Dona Lavinia savait ce qu'elle faisait et, délibérément, elle tentait de rattacher, fût-ce par force, la mère de l'enfant à une famille qu'elle voulait quitter. Et jamais Marianne épuisée ne s'était sentie aussi faible, aussi lasse. Pourquoi la tourmentait-on avec cet enfant ? Pourquoi n'était-il pas possible qu'on la laissât enfin tranquille ?... Elle crut revoir, tout à coup, le portrait magnifique et hautain qui régnait sur son salon parisien : le marquis d'Asselnat de Villeneuve, dont la noblesse remontait aux Croisades, ne serait-il pas indigné dans l'au-delà guerrier où il se trouvait sans doute, que l'enfant de l'intendant Damiani reçût son prénom ? Mais, en même temps, comme si une force plus puissante que sa volonté la forçait à ce qu'elle considérait comme une démission, elle s'entendit répondre d'une voix qu'elle ne reconnut pas et qui appartenait déjà au domaine du rêve :
— Il s'appelait Pierre... Pierre-Armand...
Tout son subconscient révolté contre ce qu'elle estimait une lâcheté, elle aurait voulu lutter encore mais l'immense fatigue était la plus forte. Ses paupières pesaient comme du plomb et son esprit sombrait dans les brumes. Elle dormait déjà d'un profond sommeil alors même que Rébecca en finissait avec les soins nécessaires.
Un moment, dona Lavinia, les larmes aux yeux, considéra la mince forme, si mince et si frêle maintenant qu'elle semblait perdue dans ce trop grand lit. Se pouvait-il qu'en cette jeune créature épuisée il demeurât encore tant de résistance, tant de volonté ? Après une aussi dure épreuve, elle gardait assez de présence d'esprit pour repousser l'enfant, refuser de laisser s'émouvoir le trop puissant instinct féminin.
Avec douleur la vieille dame regarda le minuscule visage aux yeux clos niché dans le béguin de dentelles d'où dépassait une arrogante boucle noire.
— Si seulement elle acceptait de te regarder, mon petit prince... rien qu'une fois. Il ne lui serait plus possible de t'écarter d'elle. Mais viens ! Allons le voir, lui... Il t'aimera de tout l'amour qu'il ne peut pas donner. Il t'aimera... pour deux.
Laissant Rébecca, aidée d'une femme de chambre, achever l'installation de la jeune mère et le rangement de la chambre en désordre, elle enveloppa l'enfant dans une couverture de douce laine blanche et quitta la pièce sur la pointe des pieds. Mais, en traversant le boudoir, elle se heurta à Jolival qui arrivait en trombe, Jason sur les talons.
— L'enfant ! s'écria le vicomte. Il est là ? Nous venons d'apprendre sa naissance à l'instant... Oh ! Seigneur... C'est lui que vous portez ?
Le bon Jolival était au comble de la surexcitation La joie, une joie qu'il n'aurait jamais cru aussi forte, avait remplacé trop vite l'angoisse des heures précédentes. Il avait envie de rire, de chanter, de courir, de boire, de faire cent folies. Son affection pour Marianne lui faisait rejeter dans l'oubli, comme le faisait le prince lui-même, les circonstances de la conception du bébé pour ne plus voir que l'enfant de Marianne, le fils de sa fille adoptive. Et il découvrait d'un seul coup la joie merveilleuse d'être grand-père.
D'un doigt précautionneux, dona Lavinia écarta la couverture pour montrer la petite figure rouge qui dormait si paisiblement, ses poings minuscules bien serrés sur cette vie toute neuve qu'on venait de lui donner. Et Jolival sentit ses yeux se mouiller.
— Mon Dieu ! Comme il lui ressemble ! Ou plutôt, comme il ressemble à son grand-père !