Cependant, les deux hommes se saluaient avec une politesse parfaite et la voix de Jason, chargée d'un respect insolite chez un propriétaire de « bois d'ébène », articulait :
— On m'a rapporté votre opinion et vos conseils, Turhan Bey. Je vous en remercie et, si vous le permettez, j'irai m'en entretenir avec vous dans un moment. Il faut que je vous voie avant mon départ...
— Venez quand il vous plaira, monsieur Beaufort ! Je vous attendrai chez moi...
Il sortit aussitôt, mais dans cet échange de civilités, Marianne n'avait retenu qu'une chose : Jason avait parlé de son départ ! La porte n'était pas encore refermée sur le prince que sa question fusait aussitôt suivie d'une décision :
— Tu pars ?... Alors, moi aussi.
Calmement, Jason s'approcha du lit, se pencha et prenant la main de la jeune femme y posa un baiser rapide, puis la garda entre les siennes. Malgré le sourire qu'il lui offrait et qui n'atteignait pas ses yeux, sa figure où le souci creusait des rides demeurait grave.
— Il a toujours été convenu que je partirais et que ce serait ce soir ! fit-il nettement, mais en y mettant autant de gentillesse qu'il le pouvait. Quant à m'accompagner, tu sais très bien que c'est impossible...
— Pourquoi ? A cause de mon état ? Mais tout est fini ! Je suis bien, je t'assure ! Pour que je puisse t'accompagner, il suffira de me descendre à l'embarcadère, dans un bateau qui nous conduira jusqu'à
Mais il était-
déjà redevenu très sérieux.— Ce serait, en effet, facile mais ta santé n'est pas le seul obstacle...
— Quoi alors ? s'écria-t-elle, déjà révoltée. Ta volonté propre ? Tu ne veux pas m'emmener ? C'est cela ?
Devenue soudain très rouge, elle s'énervait et ses yeux brillaient un peu trop, comme si un accès de fièvre s'emparait d'elle. Jason serra plus fort les mains qu'il n'avait pas lâchées et qui, tout à coup, lui parurent brûlantes.
— Je ne peux pas t'emmener, corrigea-t-il fermement mais avec beaucoup de douceur. D'abord, tu es moins forte que tu ne le crois et tu ne pourras pas quitter ton lit avant plusieurs jours. Tu as subi une épreuve trop dure et le médecin est formel là-dessus. Mais là n'est pas le fond de la question : je ne peux pas t'emmener parce que c'est impossible... Turban Bey, qui sort d'ici, ne t'a-t-il rien dit ?
— Devait-il donc me dire quelque chose ? Je viens de me réveiller et de souper. Quant à lui il est seulement venu me souhaiter le bonsoir...
— Alors, je vais t'apprendre où nous en sommes...
Pour être plus près d'elle, Jason s'assit sur le bord du lit et, rapidement, il fit le récit de l'aventure d'O'Flaherty et de Gracchus.
— Dans la journée, ajouta-t-il, notre hôte a fait une enquête dans la ville, ce qui était normal puisque le brick portait sa marque et était censé lui appartenir. Cette histoire d'homme mort tout à coup du choléra lui a paru suspecte, ainsi d'ailleurs que la rapidité avec laquelle on a brûlé le cadavre.
— Pourquoi suspecte ? Le choléra, d'après ce que j'ai pu entendre dire, n'est pas si rare ici.
— En effet. Mais il frappe surtout l'été. Et rien n'est plus facile, quand on possède quelque pouvoir, de se procurer un cadavre, de le maquiller et de l'habiller, puis de le faire brûler hâtivement. Turhan Bey, qui sait de quoi il parle, pense que cette histoire est un coup monté par les Anglais pour mettre le navire sous surveillance. Jusqu'à présent, ça a parfaitement réussi...
— Mais alors, tu ne peux plus partir... Il te faut attendre... au moins quarante jours.
La joie naïve qu'elle montrait ne dérida pas Jason. S'approchant d'elle encore un peu plus, il lâcha ses mains et la prit aux épaules afin de pouvoir lui parler de tout près.
— Tu ne comprends pas, mon cœur. Je dois partir et partir maintenant. Sanders m'attend à Messine afin que nous soyons plus solides pour franchir Gibraltar. Si je veux le rejoindre, je dois réussir ce que j'ai manqué l'autre soir : voler mon bateau et fuir avec lui...
— C'est de la folie ! Comment feras-tu sans équipage. Ce n'est pas une barque de pêche !
— Je sais cela aussi bien que toi. J'avais réussi l'autre soir à recruter un semblant d'équipage pour quitter Constantinople. Ce soir, j'ai mieux : Craig O'Flaherty m'attend à Galata avec quelques hommes qu'il a pu trouver dans les cabarets de la ville. Ce n'est pas la crème, mais ce sont des marins et des Européens qui sont las de l'Orient. Enfin, si tu veux me confier le jeune Gracchus, je l'emmènerai : il désire s'embarquer avec moi...
— Gracchus ?...