Maintenant, Marianne pleurait, à petits sanglots brefs et durs, s'accrochant de toutes ses forces à cette forme virile, à ce mur solide, à ce refuge qu'elle allait perdre une fois encore et pour combien de temps ? Car elle avait perdu, elle le savait bien. Elle l'avait toujours su. Dès les premiers mots qu'il avait prononcés, elle avait compris qu'elle allait livrer un combat sans espoir, qu'elle ne pourrait pas le retenir...
Les lèvres dans ses cheveux, il murmura comme s'il avait deviné sa pensée :
— Prends courage, ma douce ! Bientôt nous serons de nouveau ensemble. Même si les hasards de la guerre ne me permettent pas de t'accueillir quand tu mettras pied à terre sur le port de Charleston, tout sera prêt pour te recevoir... pour vous recevoir, le bébé et toi ! Il y aura une maison, des serviteurs, une vieille amie qui prendra soin de vous...
Le rappel à l'enfant avait crispé Marianne et, une fois de plus, elle refusa d'en parler, préférant s'en tenir à son angoisse personnelle.
— Je sais... mais tu ne seras pas là ! gémit-elle. Que vais-je devenir sans toi ?
Sans brutalité, mais fermement, il détacha les bras qui le retenaient, se releva :
— Je vais te le dire, fit-il.
Rapidement et avant même que Marianne, surprise par ce brusque départ, eût pu faire un geste pour le retenir, il quittait la pièce en laissant la porte ouverte derrière lui. Elle l'entendit traverser le boudoir en courant, appeler :
— Jolival ! Jolival ! Venez !...
L'instant d'après, il revenait, le vicomte sur les talons. Mais Marianne étouffa un cri en constatant qu'avec d'infinies précautions il portait dans ses bras un petit paquet blanc et mousseux au-dessus duquel s'agitaient deux minuscules choses roses...
Tout le sang de Marianne reflua vers son cœur et, comprenant que Jason lui apportait cet enfant dont l'approche lui faisait horreur, elle jeta autour d'elle des regards éperdus, cherchant puérilement un trou où se cacher, un refuge contre ce danger neigeux qui approchait dans les bras de celui qu'elle aimait.
Arrivé au pied du lit, il rejeta machinalement la mèche noire qui lui tombait sur un œil et offrit à la jeune femme terrifiée un large sourire triomphant :
— Voilà ce que tu vas devenir, ma douce ! Une adorable petite maman !... Ton fils te tiendra compagnie et t'empêchera de trop penser à la guerre ! Ce petit bougre saura te faire passer le temps plus vite que tu ne l'imagines.
Il contournait le lit maintenant, il approchait...
Dans un instant, il poserait l'enfant sur les couvertures... Ses yeux bleus brillaient, pleins de malice et, une seconde, Marianne le détesta. Comment osait-il ?...
— Emporte cet enfant ! gronda-t-elle entre ses dents serrées. J'ai déjà dit que je ne voulais pas le voir.
Il y eut un silence soudain, un silence énorme, si écrasant tout à coup que Marianne en fut effrayée. Sans oser seulement lever les yeux sur Jason par crainte de ce qu'elle pourrait lire sur son visage, elle répéta, beaucoup plus doucement :
— Essaie de comprendre ce qu'il représente pour moi... C'est... c'est plus fort que moi.
Elle s'attendait à un coup de colère, un éclat peut-être, mais la voix de Jason demeura paisible et ne varia pas d'un ton.
— Je ne sais pas ce qu'il représente pour toi... et je n'ai pas à le savoir. Non, non, n'essaie pas d'expliquer ! Jolival l'a fait surabondamment et je n'ignore plus rien des origines de cet enfant. Mais maintenant, je vais te dire ce qu'il représente pour moi : un beau petit bonhomme, bien bâti et vigoureux que tu as lentement construit et mis au monde avec tant de souffrance que la pire des fautes, si faute il y avait eu, s'en trouverait effacée, sanctifiée. Et surtout, il est ton enfant... à toi toute seule. D'ailleurs, il te ressemble.
— C'est vrai, appuya timidement Jolival. Il ressemble au portrait de votre père...
— Allons, regarde-le au moins ! insista Jason. Aie au moins le courage de le regarder, ne fût-ce qu'un instant. Ou alors, tu n'es pas une femme...
Sous-entendu : « Tu n'es pas la femme que je croyais. »
L'intention n'échappa nullement à Marianne. Elle connaissait trop l'intransigeant code d'honneur personnel de Jason pour ne pas flairer le danger. Si elle lui refusait ce qu'il réclamait et considérait visiblement comme un geste tout naturel, un mouvement d'âme normal, elle courrait le risque de voir se réduire, à la manière d'une peau de chagrin, la place qu'elle occupait encore dans son esprit... Une place qu'elle avait de bonnes raisons de croire moins importante et moins impérieuse que jadis. Il y avait trop longtemps que la vie lui faisait jouer, en face de Jason, un rôle peu flatteur.
Aussi capitula-t-elle sans condition.
— C'est bien, soupira-t-elle. Montre-le-moi puisque tu y tiens tellement !
— C'est vrai, j'y tiens ! approuva-t-il gravement.
Marianne pensait qu'il allait le lui présenter couché dans ses bras pour qu'elle pût lui jeter un coup d'œil, mais, se penchant vivement, il vint déposer son léger fardeau sur l'un des oreillers, tout contre l'épaule de sa mère.