Tallahassee est une de ces villes universitaires où toute l’activité est concentrée autour du campus. Pas de centre, pas de quartiers, rien qu’une gigantesque université, une ville dans la ville, et le reste, c’est des rues pavillonnaires où vivent les profs et les fonctionnaires, dans des petites maisons, avec une grande cave et pas de premier étage parce que la chaleur monte en été, mais une véranda immense qui devient vite la pièce principale. Elle est là, sa maison blanche, entre l’église presbytérienne et le cimetière, dans une rue bordée d’immenses chênes et de pins qui se touchent en leur sommet et forment comme une voûte au-dessus du bitume (pour les décrire, Quint adore prononcer le mot “canopée”, j’ai dû ouvrir un dictionnaire mais la définition était incompréhensible, et pas la moindre photo). C’est donc là qu’il va un jour prendre sa retraite, voir les longs étés succéder aux courts hivers, c’est sûrement un bon endroit où soigner ses rhumatismes et guetter les surprises du jardin. Mais je me demande, en longeant ces foutues canopées, si Quint est vraiment fait pour ça. Qu’on soit gendarme ou voleur, quand on a connu l’action comme on l’a connue, on n’est pas fait pour écouter l’herbe pousser et les insectes baiser. Et ce malgré les promesses faites à nos familles. J’en suis la preuve vivante.
Je me suis annoncé à grands coups de sonnette et de “Hey Tom”, mais il a fallu un temps fou avant que la porte s’ouvre, qu’il passe la tête dans l’entrebâillement, et dise avec la voix d’un mort-vivant :
— Ah c’est vous, Fred.
Sans rien ajouter, sans me proposer d’entrer, il a fait demi-tour en laissant la porte ouverte. Je le trouve dans le salon, assis dans un fauteuil, pas rasé, le regard mort et la bouteille de rye à la main.
Et dire que j’ai cassé mon Witsec, que j’ai quitté la France sans qu’il puisse rien faire, et lui a juste dit “Ah c’est vous, Fred”. Je pensais déclencher sa rage ou son admiration, et rien du tout ! Lui seul est capable de me vexer comme ça.