Maggie, pour avoir vécu avec un gangster mû par l’appât du gain à son degré le plus féroce, ne remettait pas en question la logique du profit maximal. Mais elle ne parvenait pas à comprendre comment des industriels de l’alimentaire déployaient tant d’énergie et de moyens au service de la médiocrité. Combien d’ingénieurs avaient travaillé sur ce nouveau produit ? Combien de nouvelles machines avait-il fallu concevoir pour optimiser la fabrication ? Combien de scientifiques avaient cherché cette alchimie de composants artificiels, d’exhausteurs de goût et d’agents de texture pour combler la carence des matières premières ? Combien de concepteurs-rédacteurs avaient planché sur une communication pour donner à l’écœurant les couleurs de la gourmandise, pour coller l’étiquette d’équilibre à une petite catastrophe calorique, pour choisir la typo du mot
Belle trouvait François Largillière
Tout jeune, il avait suivi un cursus de sciences expérimentales afin, disait-il, de
Devenir un homme riche lui avait permis de s’inventer une vie coupée du monde, hors de son époque, à l’abri des excès de l’espèce humaine. Il sortait rarement de son grand duplex qui donnait sur les jardins du Luxembourg, se réveillait tard et commençait la journée dans sa propre salle de sport, puis faisait ses courses sur Internet. Il donnait des nouvelles à ses amis par courrier électronique — des amis qui se raréfiaient à force de ne plus les voir — et la plupart de ses rendez-vous professionnels avaient lieu devant son écran, en vidéoconférence. Puis, le nez rivé à son ordinateur, il se consacrait à optimiser MIND, dont il sortait une nouvelle version tous les deux ans. Le soir, il commandait ses repas par téléphone chez des traiteurs haut de gamme, puis il retournait travailler, parfois jusque tard dans la nuit, ou bien il s’enfermait dans sa salle de projection pour voir des films sur un écran aussi grand que celui des cinémas. En allant se coucher, il priait le ciel pour que la journée du lendemain fût aussi délicieuse que celle qui s’achevait.
— Ça peut durer très longtemps comme ça, lui disait Belle. Compte tenu de votre forme physique, de votre régime alimentaire, de votre manque de stress et des très faibles risques d’avoir un accident de la route, vous pouvez battre des records de longévité.
Belle ne ratait jamais une occasion de lui avouer son aversion pour l’informatique en général, les nouvelles technologies, et surtout, les jeux vidéo. Des années durant, son frère Warren s’était pris pour un guerrier du futur et avait combattu des monstres d’une rare cruauté en frappant des poings sur un clavier jusqu’à frôler l’épilepsie. Bricolages d’enfants attardés, agressivité exacerbée, émotions factices, elle y voyait une démission du genre humain, un conditionnement par la machine, un refus du quotidien au profit d’une projection mentale aliénante. Largillière en était la preuve vivante et ne sortait déjà plus de son univers.