— Salope ! hurla Fred qui raccrocha aussi.
Le pauvre Bowles, qui venait de se faire insulter, resta seul en ligne. Il s’accouda à la fenêtre pour calmer ses nerfs. Dans les aboiements de Fred, il n’avait pas entendu que des choses fausses, et c’était bien ce qui le rendait triste.
Il était devenu un agent fédéral comme on devient un champion, avec de la foi et de l’entraînement. Il avait été le plus jeune de sa promotion et avait rejoint les rangs de la DEA[2]
où il s’était illustré à maintes reprises durant six ans. Et puis il y avait eu l’affaire duDepuis qu’il avait pris son poste, la journée type de Peter ne variait pas d’un iota ; il se levait à six heures, enfilait un tee-shirt pour aller courir quarante minutes en montagne, puis rentrait prendre une douche, buvait un café et guettait les premiers signes de vie chez les Wayne. Il écoutait les appels entrants et sortants et, comme un garde du corps, accompagnait Fred dans presque tous ses déplacements — quand ce salaud-là n’avait pas décidé de disparaître une heure ou deux, juste pour le sport, juste pour mettre en pratique un énième stratagème que Peter ne saurait pas déjouer. Bowles se tapait donc le sale boulot — avec parfois l’impression de servir de larbin à un gangster — et vivait un peu plus mal chaque jour sa mise au placard : le silence, la solitude, le mépris de Fred, les insultes. Des insultes qui faisaient mal dès qu’il s’agissait de sa vie privée et, surtout, de son célibat.
À sa manière, Fred vivait lui aussi une forme de célibat, et lui aussi la vivait mal. Il venait de passer sur Bowles une mauvaise humeur destinée à Maggie, qui s’était mis en tête d’avoir une vie à vivre, des ambitions toutes personnelles, un emploi du temps, et des priorités. Pour chasser le spectre de la solitude, il décida de se faire plaisir et décrocha son téléphone.
— Bowles ? Ce soir, je vais dîner dans la petite auberge où ils font ce foie gras avec de la confiture de figues, dans ce bled au nom imprononçable.
— Cliousclat.
— Comme ça, si je vous perds encore dans les lacets comme la dernière fois, vous saurez où je suis.
Et Fred, satisfait, retourna vers sa table de travail, incapable de s’avouer qu’une part de culpabilité avait sa place dans ce coup de téléphone à Bowles, et qu’elle lui aurait gâché la soirée ou même empêché de dormir.
Juste après avoir raccroché au nez de son mari, Maggie regarda sa montre, jeta un œil sur le carnet de commandes déjà plein, puis sortit sur le pas de la porte, comme tous les soirs à la même heure, pour s’assurer du moral des troupes avant la bataille. Le sien avait connu des jours meilleurs mais elle savait cacher ses inquiétudes au reste de l’équipage, c’était même son devoir de capitaine. La Parmesane avançait contre vents et marées, une belle synergie avait été trouvée, à quoi bon leur annoncer qu’une machine de guerre, croisée en eaux calmes, voulait à tout prix couler leur petite embarcation ?
À quelques pas de la boutique, un certain Francis Bretet, gérant d’une pizzeria appartenant à une multinationale américaine, n’avait jamais soupçonné l’existence de La Parmesane avant le coup de fil, trois mois plus tôt, de son responsable régional, Paris/Grande Couronne. Ce dernier lui avait signalé une baisse de 9 % de son chiffre d’affaires, quand les dix-huit autres succursales parisiennes avaient augmenté le leur de 11 % en moyenne. On lui avait demandé des explications.
Tous les fast-foods du coin appartenaient à la Finefood Inc., le même groupe que le sien, basé à Denver, et jamais Francis Bretet ne s’était soucié de la concurrence. Il ne s’était pas aperçu que ses propres serveurs et livreurs allaient prendre leur pause déjeuner au coin de la rue, assis sur un banc, le nez dans une barquette en alu. Les pizzas et tous les autres plats de la carte avaient beau être gratuits pour son personnel, celui-ci préférait se restaurer dans cette petite échoppe sans enseigne et sans âme, et qui, de surcroît, ne proposait qu’un seul plat : des aubergines au parmesan.
— Des quoi…?