François se défendait de contribuer à l’abrutissement des masses ; dans son jeu, il n’était pas question de donjons, ni de dragons, ni de lance-roquettes à antimatière, ni d’univers fantasmagoriques et décadents, et les usagers de MIND n’étaient pas des adolescents ultra-violents hallucinés par des écrans dégoulinant d’hémoglobine. MIND fabriquait des
— C’est un peu comme si vous étiez projetée dans un film écrit pour vous mais dont vous ne connaîtriez jamais la suite.
— …?
— Dans mon jeu, on peut croiser des personnages virtuels qui ne servent qu’à nourrir l’action, mais aussi des personnes vivantes connectées en même temps que vous, pour discuter avec elles ou faire un bout de chemin ensemble.
— … Un bout de chemin ensemble, vous vous rendez compte de ce que vous dites, Largillière ?
Convaincu que son jeu faisait œuvre de salubrité publique pour tous les reclus du monde, François Largillière admettait cependant que la vie réelle était sans doute le meilleur endroit pour y croiser une Belle Wayne.
Pour se rendre visible aux yeux de celle qui lui faisait battre le cœur, Warren avait eu une idée saugrenue : apparaître à la fête de Dorothée Courbières avec, à son bras, un cataclysme blond.
— Comment parviens-tu à me faire faire ce que tu veux ? soupira Belle. Je te déteste pour ça !
— C’est pas que ça m’enchante mais les circonstances l’exigent. Et mets-y un peu du tien.
— Tu voudrais qu’on se roule des patins, en plus ?
— On l’a déjà fait.
— Tu avais cinq ans et moi huit !
De fait, ce soir-là, ils s’amusèrent comme des enfants à jouer les amoureux en public et à afficher leur complicité aux yeux du monde. Personne ne pouvait se douter que leurs œillades sensuelles étaient en fait des regards d’une profonde affection fraternelle, que leur façon de se prendre par la main était le signe d’une solidarité indéfectible, de celles qui unissent à jamais ceux qui ont surmonté ensemble de terribles épreuves. Belle manœuvrait mieux que son frère ne l’avait rêvé. Elle se rendait aimable aux yeux de tous, présente dans tous les groupes. Leur comédie de tourtereaux fonctionnait au-delà de leurs espérances. Le temps d’un verre de sangria, elle venait s’asseoir sur les genoux de son frère, et les jeunes gens présents auraient tout sacrifié pour être à la place de Warren. Les filles, troublées par leur étrange connivence, se demandaient quel mystère entourait ce garçon d’ordinaire si effacé.
— Il est bien dans notre bahut, non ?
— Il a un nom américain.
Par sa seule présence, Belle rendait son frère incandescent, le sortait de l’anonymat, lui donnait une existence, un nom.
— Tu comptes en faire quoi, de ta Lena, si ton idée débile a le malheur de marcher ?
— Je veux tout. Pour toujours.
— T’as pas seize ans !
— Elle est l’élue, je le sais, je le sens.
— Et supposons qu’elle soit l’élue, comme tu dis, qu’est-ce qu’elle dira quand elle apprendra que je suis ta sœur ?
— Un jour, elle m’aimera comme je l’aime et, ce jour-là, elle me pardonnera le subterfuge. Elle me remerciera même de l’avoir utilisé.
Belle décida alors de passer à la vitesse supérieure et alla s’asseoir en tailleur dans le cercle que formaient Lena, Jessica et Dorothée, une bière à la main. Lena, qui s’était toujours sentie encombrée par sa féminité, lui posa mille questions sur sa robe, sur son invisible maquillage, sur sa peau de satin, et sur le sens de l’univers. Sur quoi, on lui parla de
— On ne garde pas un type comme ça longtemps. Je me prépare à mon premier chagrin d’amour.
Elle fit l’éloge de son frère comme elle le voyait avec son cœur, un être fin et gracieux, qui avait déjà tellement vécu pour son âge, et qui maintenant allait accomplir de grandes choses. Sans rien dévoiler de la vie des Manzoni, elle ne dit que la vérité.
Lena Delarue, Dorothée Courbières et Jessica Courtiol cherchèrent toutes trois la silhouette du garçon dans la foule.
Dès le lendemain, Lena manœuvra pour s’asseoir à la table de Warren. Elle n’affichait plus ce masque blasé de l’adolescente qui cherche sa place dans le monde et avait retrouvé son regard de petite fille qui s’étonne de tout.
Les semaines suivantes furent celles des déclarations et des projets de vie, à jamais et pour toujours. Leur furieux et tout jeune amour leur semblait si fort qu’il résisterait à tout, y compris aux dangers d’un furieux et tout jeune amour. À l’âge où l’on craint ce que la vie réserve, ils décidèrent de ne rien remettre au lendemain. Warren allait, dans cet ordre précis :
1) en finir avec le lycée pour suivre une formation.
2) quitter la colline de Mazenc.