Elle lui demanda à nouveau pourquoi il lui en voulait tant de s’être lancée dans cette aventure de La Parmesane. De peur de dire ce qu’il avait sur le cœur, Fred se mura dans le silence. Sans doute lui en voulait-il pour cette tardive et si épuisante solitude qu’elle lui imposait, mais ça n’était pas la raison principale. Il lui en voulait surtout d’avoir pris une indépendance professionnelle totale qui en présageait une autre, plus radicale. En créant son affaire à Paris, elle posait les bases d’une nouvelle vie, celle de l’après-Fred.
Dans l’heure qui suivit, il attendit un geste affectueux qui ne vint pas. Le pire fut sa façon sournoise de disparaître dans la chambre sans prévenir. Vexé, il retourna dans son bureau et écrivit un passage où son personnage principal exprimait toute sa rage sexuelle avec deux prostituées prêtes à tout. Fred s’étonna d’avoir tant d’imagination en la matière et se laissa surprendre par des situations qu’il mettait en scène sans les avoir vécues. À deux heures du matin, pris d’une inspiration vengeresse qu’il entretenait à la vodka, il décrivit un pur moment de pornographie qui se consuma jusqu’à l’aube.
Onze jours qu’il n’avait pas fait l’amour avec sa femme, désormais sa seule partenaire — dans un hameau de moins de cent habitants, avec un Bowles aux aguets toute la sainte journée, Fred était bien le dernier homme au monde à espérer
Fred donna à l’une des deux prostituées les traits de Matilda, et ce simple procédé l’inspira plus encore. Il décrivit, avec ses mots à lui, deux ou trois passes savantes qu’il avait l’habitude de pratiquer avec elle. En relisant l’ensemble, Fred dut convenir que, somme toute, s’il n’avait pas couché avec sa femme cette nuit-là, il avait écrit quatre feuillets qui l’épataient par leur ardeur.
À huit heures, le jour pointait entre les rideaux, et Maggie s’étirait, fraîche et reposée après cette longue nuit. Elle voulut attirer Fred dans ses bras pour lui faire les câlins dont il avait été privé la veille. Sur le point de s’assoupir, il lui tourna le dos en disant :
— J’ai travaillé tard, je suis crevé, chérie.
Le TGV de 11h40 en provenance de Paris déposa Belle à Montélimar. Adossée à la voiture, sa mère l’attendait sur le parking. Depuis que La Parmesane était en danger, Maggie se sentait coupable de n’être pas avec ses troupes. On avait bien plus besoin d’elle rue Mont-Louis, dans le onzième arrondissement de Paris, que sur la colline de Mazenc. Belle fut surprise de ne pas voir son père, qui habituellement venait la chercher, toujours accompagné de Bowles.
— Il dort, fit Maggie. Il s’est pris pour Stephen King toute la nuit.
À peine arrivée dans la maison, Belle monta dans la chambre jaune, côté sud, et y retrouva son bric-à-brac de jeune fille, divers objets adoptés dans chacune des villes où les Manzoni étaient passés, mais presque plus rien de Newark, sinon une sorte de souris en peluche baptisée Groggy qui la suivait depuis la naissance. Elle s’allongea sur le lit et sortit son téléphone portable dans l’espoir d’y entendre un message de Largillière. Ce salaud-là n’appelait jamais pour éviter d’en avoir pris l’habitude le jour où ils ne se verraient plus. Comme si elle lui avait jamais demandé de s’engager auprès d’elle ou de changer quoi que ce soit à son style de vie ! Au contraire, elle l’acceptait avec toute sa bizarrerie, et Dieu sait si parfois celle-ci prenait des contours obscurs. En voyant sa messagerie vide, elle le haït pour la centième fois depuis le réveil, et il n’était que midi.