Chez ses parents, Warren perdait son humour habituel, celui qu’il maniait depuis l’enfance et qui avait créé chez lui une armure contre les agressions de toutes sortes. Il n’ironisait plus sur les ambitions littéraires de son père ou les prétentions commerciales de sa mère, et se demandait si l’heure était enfin venue d’annoncer sa liaison avec Lena. Il la gardait toujours secrète et craignait que ses parents ne le découragent de s’engager si vite, comme ils l’avaient fait pour son travail. Quand on lui proposa la salade, il faillit dire qu’il était amoureux d’une fille végétarienne qui savait préparer les algues et le tofu. Quand on évoqua la possibilité d’un orage en fin d’après-midi, il fut sur le point d’ajouter qu’elle avait une peur panique du tonnerre, et que c’était une bonne raison pour l’épouser. Mais en voyant son père lui demander : « Tu manges pas les bords de ta pizza ? », en écoutant sa mère se plaindre des charges sociales trop lourdes, en surprenant sa sœur en train de tripoter son téléphone, Warren jugea que ce n’était toujours pas le bon moment et désespéra de le trouver un jour. Il attendit la fin du repas dans l’espoir de filer direct à Montélimar pour se coller contre sa bien-aimée jusqu’au soir. Mais sitôt levé de table, son père lui lança :
— Cet après-midi, tu m’aides à remettre en état la piscine ? Il faudrait la vider et la nettoyer, on y trouve des variétés inconnues de flore et de faune.
C’était le prétexte qu’avait imaginé Fred pour se retrouver seul avec lui, et Warren n’eut pas le courage de se débarrasser de son père à peine arrivé. Fred voulait savoir s’il persistait dans ses intentions de devenir
— Ton arrière-grand-père siégeait à Atlantic City quand le grand Al fonda le syndicat du crime. Ton grand-père avait la confiance absolue de Luciano. Moi, ton père, j’ai levé une armée et conquis un empire sur toute la côte Est. Et toi, aujourd’hui, tu veux courber l’échine devant des patrons, le rabot à la main ?
Ce genre de conversation était une des raisons qui incitaient Warren à se faire plus rare sur la colline de Mazenc. Désormais il ne cherchait plus à se justifier mais s’étonnait encore du mépris d’un père pour le devenir de son fils. Un père avec lequel il était impossible de partager les deux grands événements de sa vie de jeune adulte.
Ils passèrent le reste de l’après-midi dans un profond silence, à nettoyer, aspirer, vidanger l’eau croupie, sous l’œil de Malavita et, au loin, celui de Bowles, penché à la fenêtre de son studio. Avant que son gosse ne remonte dans sa chambre, Fred eut besoin de retrouver un peu de complicité avec lui, et lui demanda à la dérobée :
— Quand est-ce que tu nous ramènes une fiancée ?
Surpris de se voir servir sur un plateau l’occasion qu’il cherchait depuis des mois, Warren fut tenté d’avouer tout son amour pour une demoiselle qui, c’était écrit, ne sortirait plus de sa vie. Mais il n’eut pas le temps de se laisser aller à la confidence que Fred ajouta :
— Quand je dis une fiancée, c’est façon de parler. Pense à ton vieux père, reclus ici, sans visite, sans personne. Ramène-nous des filles qui feraient du monokini dans la piscine, des grandes, des petites, des blondes, des brunes, toutes celles que tu veux. Fais-moi honneur. Je compte sur toi, fils !
À la nuit tombée, Fred et Maggie firent l’amour et se parlèrent enfin.
— Pardon d’avoir été d’une humeur de chien depuis mon arrivée.
— Je préfère quand tu es d’une humeur de chienne.
Ils reconnurent qu’il leur fallait désormais vingt-quatre heures sous le même toit avant de se retrouver, puis ils passèrent en revue les sujets importants : travail, famille, FBI. Ils s’endormirent une petite heure jusqu’à ce qu’un mauvais rêve vienne perturber le sommeil de Fred qui, à force de se retourner et de tire-bouchonner son oreiller, finit par réveiller Maggie.
— … Tu ne vas pas encore faire l’écrivain ?
Les grands moments d’inspiration comme celui de la veille n’étaient pas si fréquents et Fred n’avait aucune envie de se remettre au travail. Ça n’était pas un personnage de fiction qui venait le hanter mais un individu bien réel. Si encore il s’était agi d’une de ses nombreuses victimes revenue de l’au-delà pour l’empêcher de dormir, il aurait eu l’embarras du choix. Alors pourquoi, à trois heures du matin, le visage de Pierre Foulon s’imposait-il comme une mauvaise conscience ? Un type à qui il n’avait rien fait, au contraire. Ils s’appelaient mutuellement « l’écrivain » et « le pizzaïolo », ils trinquaient, plaisantaient le plus souvent et, pas plus tard qu’à midi, Fred avait même écouté ses malheurs. Ce type traversait une passe difficile, mais qui n’a pas de croix à porter en ce bas monde ? Et pourquoi rêve-t-on de gens sans importance, qui font tout juste partie du décor et peuvent en sortir du jour au lendemain sans qu’on s’en aperçoive ?