À moins qu’on ne l’y aidât, le sommeil ne viendrait plus. Il hésita à regarder un DVD, des écouteurs sur les oreilles, mais rares étaient les films qui parvenaient à l’endormir. Un somnifère ? Il redoutait trop l’état cotonneux dans lequel les médicaments pouvaient le plonger. Alors quoi ?
Il n’eut pas à se poser la question longtemps et saisit sur sa table de chevet un roman de 731 pages dans une édition de poche, soit 380 grammes de littérature. Il l’avait pesé comme il pesait ses propres romans dès qu’il les recevait. Celui-là était bien plus gros, ses caractères bien plus petits, et ses lignes bien plus serrées. Un vrai livre.
Fred avait écrit plus de pages qu’il n’en avait lu et l’heure était maintenant venue de se tourner vers les classiques pour comprendre comment ils l’étaient devenus. Cette décision de venir à bout d’un roman signé de la main d’un autre n’avait pas été prise sans atermoiements ; pendant qu’une petite voix lui soufflait qu’il n’était pas responsable de son peu de goût pour la lecture, une autre lui rappelait que ses propres enfants, dès le plus jeune âge, avaient ouvert des livres sans la moindre illustration, sans que personne ne les y contraigne, et ils y avaient pris plaisir ! Et ce plaisir-là, des milliards de gens y avaient droit, où qu’ils se trouvent sur la planète et à n’importe quel moment de la journée. Ça ne faisait pas d’eux des intellectuels, ni même des passionnés, mais de simples lecteurs occasionnels qui se plongeaient dans un récit et jouissaient de ce voyage intérieur. Immobiles des heures durant, ils passaient les frontières de leur propre imagination, ils acceptaient de se laisser mener là où l’auteur l’avait décidé, et ils en redemandaient.
Le choix et l’attente de l’ouvrage furent de vrais bons moments. Pour se mettre à jour d’une vie de lecteur qu’il n’avait jamais eue, il avait voulu viser haut. La priorité était d’aller vers un de ces bouquins qu’on ouvre comme on entre dans une église, un roman assez puissant pour séparer le monde en deux : ceux qui l’avaient lu, et les autres. Les premiers noms qui lui vinrent à l’esprit furent Hemingway et Steinbeck. L’image du premier plaisait à Fred, le gars viril, la boxe, la tauromachie, le baroud, la guerre, tout ça avait dû donner de bons romans. Mais Hemingway, c’était un monument national, une institution, tellement connu qu’on n’avait pas besoin de le lire, c’était ça, les grands écrivains. À sa manière, Steinbeck était aussi un monument, mais moins ostensible, plus raffiné, il avait dû écrire des trucs bien plus délicats, comme