Pierre Foulon, ancien transporteur routier, avait sillonné l’Europe durant des années. Un jour, lassé de ne pas voir grandir sa petite dernière, il avait donné sa démission à ses risques et périls pour tout miser sur un rêve qui sentait la farine chaude et la sauce tomate. Il avait investi dans une camionnette et une licence et, après des débuts difficiles, il était devenu « le pizzaïolo » pour les sept ou huit villages qu’il visitait chaque semaine. Le soir, toujours à la même heure, il rentrait chez lui pour jouer avec la petite, qui ne résistait pas à sa pizza aux anchois.
— Non, c’est pas la gestion.
Fred ne pouvait plus couper à un exposé dont il se serait bien passé. Quel besoin avait-il eu d’ouvrir cette brèche dans laquelle l’autre allait s’engouffrer.
— Alors, c’est quoi le problème ? lâcha-t-il, sans aucune curiosité pour la réponse.
Afin de rendre possible son montage financier et de payer les traites de la camionnette et du four, Pierre Foulon avait dû louer le seul bien qu’il possédait, un grand trois-pièces dans Montélimar. Il s’était installé en rase campagne avec sa famille, une nouvelle vie avait commencé, mais il s’agissait là d’un équilibre instable qui se jouait certains mois à une centaine d’euros près.
Fred se demanda pourquoi les gens donnaient autant de détails quand ils racontaient leurs petits soucis. Il lui paraissait indécent de se confier à un quasi-inconnu, de se montrer en situation de faiblesse.
— … Les vrais ennuis ont commencé il y a un an, poursuivit-il.
Son locataire avait tout à coup cessé de payer. Pierre Foulon avait bien essayé de patienter, de négocier, il lui avait même proposé de l’héberger dans une grange, avec le minimum de confort nécessaire, et gratuitement, mais le locataire indélicat lui avait ri au nez.
Fred écoutait à peine et priait pour que le pizzaïolo mît enfin la main à la pâte. Les deux calzones, les deux napolitaines, et la quatre-saisons sans fromage n’allaient pas se faire toutes seules, on n’allait pas y passer l’après-midi, d’autant qu’on pouvait tout à la fois se plaindre et malaxer une boule de pâte, bordel.
— J’ai été tenté de porter plainte mais les services sociaux m’ont donné tort : on ne peut pas mettre un type dehors en plein hiver. Et vous ne savez pas la meilleure, j’ai appris que le gars était plein aux as ! Il organise des parties de poker en plus, chez moi !
Où Fred trouverait-il désormais ses pizzas si Pierre Foulon rendait son tablier ? Il avait testé deux ou trois pizzerias de Montélimar mais aucune ne l’avait convaincu. Pas question non plus de surgelés ou autre infamie du genre. Alors quoi ?
— Et puis, les voisins m’ont signalé des dégâts des eaux, et des bruits de travaux dans l’appartement, et ça m’a inquiété. Alors j’ai décidé d’y faire un tour, je sais que je n’en avais pas le droit mais j’avais gardé un double.
Les faire soi-même ? Il fallait être équipé pour, une cuisinière classique ne chauffait pas assez. Installer un four à pizza dans le jardin ? Ça nécessitait autant d’entretien qu’une piscine, sans parler des travaux, de l’autorisation à demander, que des soucis.
— J’avais pas eu le temps de constater les dégâts que ce salaud de locataire a prévenu la police ! Il a même porté plainte pour violation de domicile. La loi lui en donne le droit.
Pierre Foulon était désormais passible d’une peine de prison et de 15 000 € d’amende.
— J’espère que mon ancien patron va me reprendre, juste pour éponger mes dettes.
— Avez-vous pensé à tous ces gens qui vont regretter vos pizzas ? Il faut vous accrocher, il y a sûrement des solutions. Et quand vous aurez surmonté cette épreuve, vous verrez qu’à quelque chose malheur est bon.
L’homme se demanda à quoi ce terrible coup du sort pourrait bien lui servir un jour.
— La seule chose qui me console, dans votre départ, c’est que je ne verrai plus cette saloperie de pizza hawaïenne à votre carte, conclut Fred. De l’ananas et du maïs sur une pizza ? Pffft…