— Autrefois, je serais tombé dans le piège, mais ce soir votre couplet sur le thème
— Une vie d’honnête homme ? Tout gosse, je savais déjà que je n’avais aucun talent pour ça. À sept ou huit ans, quand je me posais des questions sur la vie, les gens, l’avenir, vous savez ce que je faisais ? Je grimpais sur les hauteurs de Kearny Park pour avoir une vue d’ensemble de Newark. J’en discernais chaque bloc, chaque lumière. J’imaginais le fourmillement d’humanité qui se répandait partout dans la ville, l’infinité des situations, l’incroyable complexité des psychologies croisées, et je me demandais par quel miracle ce joyeux bordel pouvait fonctionner. Je me sentais minuscule, et bien incapable de trouver ma place dans ce monde qui grouillait à mes pieds. Je voulais savoir où était ma route, quel destin m’attendait à quel coin de rue, quelle bifurcation prendre. Tous les mômes se le demandent le temps venu, même vous, Tom.
— Vous ne pensez pas si bien dire. Moi, c’était en haut du Chrysler Building.
— La différence entre nous, c’est que là où vous voyiez passer un honnête homme qui partait au travail, moi je voyais un pauvre type qui traversait une vallée de larmes. Là où vous voyiez un brave grand-père, moi je voyais un vieillard aigri par ses ratages. Là où il y avait des couples d’amoureux, je voyais déjà des jaloux et des cocus. Derrière chaque curé, je voyais un inquisiteur, derrière chaque prof un donneur de leçons, et derrière chaque flic un flic. Et aujourd’hui, ni vous ni moi n’avons changé : pour vous, un type est a priori bon jusqu’à ce qu’il se révèle mauvais. Pour moi, il est mauvais par nature, jusqu’à ce qu’il me surprenne par un geste envers son prochain.
— Quand vous prononcez les mots
— Je m’en sors bien, sourit-il, d’habitude vous me comparez plutôt à un animal. J’en suis tout ému. Un peu de salade de fruits ?
— Faite maison ?
— Évidemment. Si je ne vous connaissais pas, je penserais que vous cherchez à me vexer…
Il se leva et débarrassa la table, aidé de Tom qui attendait la seule vraie conversation que Fred ne cessait de repousser.
— Un jour vous reconnaîtrez que c’est à moi que vous devez les plus beaux moments de votre carrière, Tom, et ce jour-là, vous me remercierez.
— Je vous remercie déjà, vous resterez sans doute ma plus belle victoire. Depuis que vous avez témoigné, la Cosa Nostra que nous avons connue est une ruine prête à s’effondrer.
Tom Quint avait été un des artisans de cette débâcle, et sa ténacité en avait été récompensée — on l’avait invité avec Karen à la Maison-Blanche, où il s’était entretenu en tête à tête avec le président dans le bureau ovale.
Fred allait avoir besoin d’un alcool fort et proposa une goutte de grappa, face à la plaine plongée dans les ténèbres, avec, au loin, les dernières lumières d’un village qui s’endort.