Demander un délai supplémentaire, et sans majoration de la somme due, se fit sans difficulté. Nullement impressionné par le créancier en question, Warren lui assura que la dette serait honorée au centime près, mais plus tard. Il employa le ton de celui à qui l’usage de la force ne pose aucun problème, mais qui préfère, de bonne foi, l’éviter. L’homme avec lequel il négociait s’imagina l’impasse où le mènerait une inflation de violence face à ce curieux petit gars qui vous parlait comme si ses troupes se tenaient là, toutes proches, en embuscade.
Belle avait tant redouté ce moment qu’elle avait fini par l’attendre. Maladroit comme il pouvait l’être, François Largillière avait parlé de « terrain neutre ». Il lui donna rendez-vous au Petit Parisien, rue du Val-de-Grâce, à dix heures du matin, l’heure où il consentait à lâcher parfois son clavier pour tâter du monde extérieur, croiser des gens dans la rue, prendre l’air, n’y trouver aucun plaisir et revenir sur ses pas. Ils s’embrassèrent lentement sur la joue, une seule fois, le terrible baiser des amants qui ne savent plus où ils en sont, on évite la bouche mais on n’en est pas encore aux bises claquées entre copains. Pour repousser l’échéance, ils s’étendirent sur la médiocre qualité du thé dans les cafés parisiens et sur la petite phrase assassine d’un ministre qui faisait la une. Jusqu’à ce que François se lance :
— … J’ai à vous parler.
À lui de s’illustrer dans une scène de genre : le rendez-vous de rupture. Pas de dernier verre, pas de dernière soirée, pas de dernière nuit, juste ce café matinal dans la lumière d’une douce journée de juin.
— Depuis quelques semaines, vous avez dû sentir que…
Comment ne pas le sentir, à force de discours sans fin sur son inaptitude à aimer, mais aussi sur l’inaptitude de tout individu à aimer qui que ce soit — lui c’était un cas, d’accord, mais les autres, les gens, n’étaient pas plus doués que lui, si le couple avait un avenir, ça se saurait, d’ailleurs l’amour en personne est mort, etc.
— J’ai bien réfléchi…
C’était le contraire de la réflexion qui avait abouti à ce rendez-vous, c’était un mouvement de repli, une peur de sortir de son cocon, de s’engager, de se reconnaître dans un petit être naissant, la peur d’avoir à mettre de côté toutes les autres peurs. Comment osait-il commencer des phrases par
— C’est difficile à dire, mais…
Il allait porter l’estocade d’un trop long discours qu’il aurait pu s’épargner tant le message était clair :
De plus en plus cérémonieux, il posa la main sur celle de Belle et prononça une formule juste assez habile pour prendre la faute sur lui sans passer pour un parfait salaud. Elle était tombée sur un spécimen unique : de tous les hommes au monde qui quittaient une femme en prétextant de ne pas être à la hauteur, elle avait rencontré le seul qui le pensait vraiment.
Il termina son laïus en fuyant son regard et attendit qu’elle réagisse. Mais le silence, bien plus gênant pour lui que pour elle, s’éternisait.
— … Vous ne dites rien ?
— …
— Vous m’en voulez ?
— Non, au contraire. Je suis soulagée. Je ne voulais pas vous voir souffrir de notre rupture.
— …?
— Je n’ai plus le droit de vous faire prendre de risques.
— … Quels risques ?
Elle ne lui en avait pas parlé tant qu’ils étaient ensemble mais la fréquenter était dangereux. Depuis bien longtemps, elle était traquée, surveillée, et son sort était lié à un individu que personne n’avait intérêt à croiser.
— … Ça veut dire quoi, surveillée ?
— Il m’a retrouvée. Je vais devoir retourner vivre à La Reitière.
— … La quoi ?
— C’est son hôtel particulier, à Louveciennes.
— … Louveciennes ? À l’ouest de Paris ?
Elle en avait déjà trop dit. Moins il en saurait, mieux cela vaudrait pour lui.
— Mais de qui parlez-vous…? Qui vous a retrouvée ?
— Je suis son trophée.
— …?