— Je voulais t’emmener ici pour que tu commences à goûter aux bonnes choses, reprit Ben. Demain on ira dans un vrai restaurant français, va falloir que tu t’habitues à leur cuisine, vieux. Tu verras, ils mangent de tout, même des animaux qui rampent ou qui sautent. Même la cuisine de chez nous est meilleure là-bas.
— Je ne sais pas me servir de couteaux à poisson ni même apprécier un grand vin, dit Laszlo.
Ben l’invitait au restaurant deux fois par jour pour lui faire prendre du poids. Selon lui, personne ne résistait à la gastronomie française et, quitte à grossir, autant le faire avec des produits fins et luxueux aux saveurs inconnues.
— Prends tout ce qui te fait plaisir, mec, lâche-toi !
Depuis plusieurs jours, Benedetto Manzoni avait mis au point un programme drastique afin d’accentuer la ressemblance naturelle entre Laszlo et son oncle Giovanni, et la prise de poids n’en était que la première étape.
— La chance que tu as, Laszlo. Ah si j’avais dix kilos à prendre au lieu de dix kilos à perdre, nom de Dieu ! Tout me profite, j’ai déjà du bide à moins de trente-cinq ans, je me suis interdit les féculents le soir. Et toi : cinquante piges, maigre comme un clou. C’est la cuisine de Bee-Bee qu’est si dégueulasse ? Ou alors tu te dépenses trop, à voir la manière dont il te fait trimer de l’aube à l’aurore. T’as pas envie de l’envoyer chier une bonne fois pour toutes ?
Mister Dito n’attendait que ça. Seul un séisme dans sa vie avait une chance de déjouer un destin tout tracé : crever avant l’âge, une lavette à la main, derrière un comptoir. Et Laszlo avait longtemps espéré cette occasion unique de quitter sa vie d’esclave avant qu’il ne soit trop tard. Au téléphone, Ben avait prononcé les mots magiques, « nouveau départ », tout recommencer ailleurs, dans un autre pays, avec assez d’argent pour voir venir. Ça demandait un peu de préparation psychologique et physique : on ne pouvait pas prendre ce nouveau départ avec la peau sur les os.
Laszlo porta son choix sur une entrée de guacamole et crevettes, avec un hamburger salade à suivre.
— Une salade ? Ici, à l’époque, ils faisaient les meilleures frites du monde.
— J’ai du mal avec tout ce qui est frit.
— La friture, c’est ce qui a eu la peau de ma mère ! C’était sa passion, elle faisait tout frire. Même les sandwichs, elle les faisait dans des beignets. Toi qu’as 1,8 g de cholestérol et un estomac d’adolescent, tu ne peux pas ne pas goûter aux frites de chez Zeke’s. Fais-le en mémoire de ma mère.
— Mais puisque tu me dis que ce n’est plus le Zeke’s que tu as connu ?
— Si tu n’y mets pas un peu du tien, on n’a pas fini !
Laszlo poussa un soupir de résignation. Son nouveau départ n’irait pas sans quelques sacrifices.
— Ces dix kilos, on les prendrait bien plus vite à coups de pizzas et de bière, dit Ben.
— La bière, j’en trimballe toute la journée, ça me fait attraper des tours de rein, et puis c’est moi qui nettoie les chiottes après le passage de tous ces types bourrés, alors non, pas la bière. Et puis la pizza, c’est gras, sauf la pizza blanche qu’un Argentin fait en face du bar.
— Grasse, la pizza ? En fait, c’est ça le problème, t’aurais été italien, tu les aurais déjà pris ces dix kilos.
Laszlo s’attaqua à la coupelle de guacamole en y plongeant de grosses crevettes roses.
— Les crevettes, ça tient pas au corps, fit Ben. Et le guacamole, c’est bien de l’avocat, non ?
— Et alors ?
— C’est un légume. À la carte, il y avait une omelette sur toasts qui avait l’air délicieuse.
— Je peux manger tranquille ou tu vas me pomper l’air jusqu’à la fin du repas ?
Ben se tut et termina son sandwich au pastrami tout en imaginant le visage de Laszlo après un lent processus de transformation ; des lentilles de contact de couleur foncée pour lui donner le regard noir des Manzoni, des sourcils plus clairsemés, des cheveux très courts et coiffés en arrière avec un dessin en pointe au sommet du front, et des joues d’un homme de son âge, plus rondes et plus tombantes.
— Tu seras plus à ton avantage un peu remplumé. Je suis sûr que les femmes vont te trouver bien plus craquant.
Les femmes… Parmi les quelques arguments utilisés par Benedetto pour lui faire accepter son pacte diabolique, celui des filles était le plus perfide mais le plus efficace. La bête de somme n’avait plus eu de femme dans sa vie depuis qu’il avait franchi la porte de ce maudit bar. La seule population féminine qu’il fréquentait se résumait aux clientes qui lui lançaient, sept jours sur sept, des