Читаем Malavita encore полностью

L’enseigne n’avait pas changé mais le bistrot chic était devenu un banal diner’s sans cachet particulier. En proie à une douce nostalgie, Ben se revit à la grande époque, installé à une table ronde avec ses complices, Frank De Vito, Greg Marchese, Will Fogel, essayant de décrypter le nom des plats français à la carte. C’est quoi des pom de teur à la layoneze… layonazi ? Jusque tard dans l’après-midi, ils goûtaient aux grands crus classés à deux cents dollars la bouteille puis s’en allaient travailler. Leur bande contrôlait plusieurs boîtes de nuit des beaux quartiers, où l’essentiel de leur activité consistait à se faire rincer par les patrons et à inviter des filles à leur table. Hormis quelques interventions d’urgence lorsque des équipes rivales se montraient trop présentes, les nuits se succédaient sans varier d’un iota.

— J’étais fait pour cette vie-là, soupira-t-il.

Depuis que son oncle Manzoni avait témoigné, Ben était devenu subitement indésirable dans les lieux qui avaient été ses terrains de chasse et de jeu. Il s’était exilé à Green Bay dans le Wisconsin, où il avait vite croqué ses économies — une bien maigre somme après tant d’années de bons et loyaux services au cœur de la nuit new-yorkaise — et avait accepté un emploi de caissier dans un petit établissement de jeux vidéo. Un temps, il avait cherché un job où son seul talent aurait pu s’exprimer : la dynamite. Il s’agissait là d’un don qui, comme tout don réel, ne s’expliquait pas. Il ne s’était jamais intéressé à la physique ni à la chimie, et pourtant il cuisinait une nitroglycérine d’une qualité réputée dans les cinq quartiers du comté de New York. C’était toujours à lui qu’on faisait appel pour créer une béance là où, quelques heures plus tôt, se dressaient plusieurs étages d’un chantier en construction — combien d’inaugurations annulées à cause d’une opération nocturne de Ben et de ses camarades ? Hélas, rare était le recyclage dans pareil domaine et il avait dû se résoudre à aller de petits boulots en jobs d’étudiant. Aujourd’hui, plus aucune urgence ne le réveillait la nuit, hormis les rares fois où, à plusieurs milliers de kilomètres de là, son oncle Gianni l’appelait à l’insu du FBI pour lui confier une mission délicate.

Ben ne courait aucun risque particulier en retournant au Zeke’s où plus personne de l’époque ne remettait les pieds. Du reste, tout avait changé, la carte, la décoration et surtout la clientèle ; là où des costumes et des robes de couturiers se pavanaient devant des veloutés d’asperge et des gibelottes, on ne croisait aujourd’hui que des tee-shirts et des casquettes devant des onion rings et des spare ribs.

— Désolé, Mister Dito, dit-il à son vis-à-vis, je voulais te faire goûter au pigeonneau à la Villeroi, ça sonne barbare mais c’est bon.

— C’est pas grave, je préfère manger des choses dont je connais le nom. Essaie juste de ne pas m’appeler Mister Dito quand tu es en face de moi.

Celui que les malfrats de Newark surnommaient Mister Dito s’appelait en réalité Laszlo Pryor, né Laszlo Piros dans une famille d’immigrés hongrois qui avaient américanisé leur nom. Tout jeune, à la recherche d’un moyen de subsistance, il était entré dans le bar de Bee-Bee pour ne plus jamais en sortir. Depuis plus de trente ans, il était l’âme damnée du lieu, factotum, homme de ménage, serveur, responsable des stocks, chien de garde et veilleur de nuit. Il s’était aménagé un grabat dans la cave et menait une existence résignée, entre les corvées et les lazzis des mauvais garçons qui avaient fait du Bee-Bee’s leur repaire. Mais rien ne le destinait à devenir célèbre auprès des wiseguys s’il n’y avait eu cette étrange ressemblance avec le chef de l’un d’eux, le redouté Giovanni Manzoni. C’était cette ressemblance qui avait valu au malheureux le surnom de Mister Dito, Monsieur « Idem ». Une ressemblance à laquelle Giovanni en personne n’avait jamais vraiment cru. À l’époque, le premier à avoir fait le rapprochement avait été son lieutenant, Anthony De Biase.

— Gianni ? Tu ne trouves pas que le serveur te ressemble ?

— Tu vas me lâcher avec ça…

— C’est dingue, on dirait ton sosie ! Hein les gars, vous ne trouvez pas que le loufiat, là-bas, ressemble au patron ?!

Cette nuit-là le cauchemar de Laszlo Pryor passa à la vitesse supérieure.

— Mais si, regarde bien, Gianni ! La même forme de visage, le même nez, le même regard, on dirait ton frère.

— Ce gars-là ne ressemble à rien. Il est épais comme un fil, il n’a pas d’épaules, il a les joues creuses et les cheveux qui bouclent. Tu veux vraiment me vexer ?

Mais Gianni n’avait pu lutter tant cet air de famille avait fait l’unanimité. C’était devenu un sujet de plaisanteries permanent, et des plus inavouables. En moins de six mois, Laszlo Pryor avait été surnommé Mister Dito par tout le monde, même par les autres clients, même par Bee-Bee, son patron.

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