Je
me suis levé. J’avais mon manteau. Ma casquette était
à la patère. Je l’ai mise, puis enlevée.
Je suis sorti tête nue. J’ai marché. J’ai
marché longtemps. Je n’avais rien en cœur. Je
crois n’avoir croisé personne. Paris était désert
de tout. Je suis allé jusqu’à la Seine. J’ai
marché sur sa rive en regardant les lumières de l’eau.
J’avais les lèvres closes, les mâchoires
douloureuses. J’avais les poings fermés. Je haïssais
ce journal. Je haïssais tous les journaux. Je crevais des
mensonges en papier. Je crevais des journalistes, de leur sang
d’encre aux mains. Qui écrivent sans savoir, sans
connaître, sans penser. Ces gens qui se recopient les uns les
autres et de faute en faute jusqu’à l’idiotie.
Quel visage pouvait avoir celui ou celle qui avait écrit que
Tyrone Meehan était un traître ? De quel droit
osait-il ? Que savait-il de lui ? Je longeais le Louvre.
Mon téléphone portable a sonné. J’ai mis
longtemps à accepter cet objet. Je sais juste taper un numéro
et ouvrir le clapet pour répondre. C’était Jack,
encore. Il m’a demandé comment j’allais. Il avait
sa voix de prisonnier. Un timbre court et dur. Il m’a dit
d’écouter, d’écouter et de me taire. De ne
pas l’interrompre, jamais. J’ai continué de
marcher. Puis je me suis arrêté. Je me suis assis sur un
banc glacé. Jack parlait lentement. Il parlait facile pour son
frérot français. En six ans, il avait appris à
me connaître. Il m’a tout dit. Et d’abord que
j’étais toujours le bienvenu à Belfast. Que cette
ville était la mienne, comme toujours. Que j’y avais des
amis et que lui en était et en serait toujours. Il m’a
dit que son père avait trahi. Qu’on n’en savait
pas plus. Il s’était rendu à Sinn Féin en
disant qu’il avait des problèmes. Le parti républicain
lui avait fait passer la frontière pour tenir une conférence
de presse dans un hôtel de Dublin. Jack a dit que son père
avait avoué publiquement. Il trahissait depuis 25 ans. C’était
un agent britannique. Il était régulièrement
payé. Il n’en a pas dit plus. Après la conférence
de presse, Tyrone Meehan avait été emmené par
l'IRA pour être interrogé. Sheila et Jack ont reçu
l’assurance qu’il leur serait rendu après. Les
Britanniques ont proposé à Tyrone de refaire sa vie,
mais il a refusé. Il ne voulait ni faux nom ni exil. Il a
demandé à rester en Irlande. Voilà. Sheila était
comme morte. Jack attendait que son père revienne pour
comprendre. Leur quartier était partagé entre hostilité
et compassion. En quelques heures, Tyrone était devenu «
Je suis retourné à l’atelier à pied. J’étais en hiver. J’ai décidé de ne pas aller chez moi, mais de dormir dans la chambre où Tyrone dormait. La cache était minuscule. Un lit étroit, une table, une chaise, une étagère vide et un tapis. J’ai allumé le chauffage électrique et ouvert le vasistas. Il n’y avait plus trace de rien. Le lavabo était couvert de poussière. Une couverture, pliée au pied du lit. Je me suis allongé, habillé, les mains le long du corps. J’ai éteint la lampe de chevet. J’ai regardé l’étoile fluorescente que le gars roux avait collée au plafond. J’ai pensé à sa démarche de genou brisé. À John McAnulty et sa barbe blanche. À Mary et son écharpe. À Paddy, qui imitait le violon en faisant un drôle de bruit de gorge. Aux deux gars tatoués qui défiaient les habitués au flipper en proposant une bière en enjeu.
— Promets-moi de laisser tomber tout ça, m’avait conseillé Tyrone.
Je le revois. Dans le local glacé, derrière le bar, tandis que la salle l’ovationnait encore. Il m’avait demandé à qui j’avais donné ma clef. J’avais refusé de répondre. Il savait, pour Paddy. C’est chez lui qu’il avait récupéré mon trousseau. Pendant deux ans, il ne m’avait jamais reparlé de ça. A l’hiver 1981, il a recommencé. Il voulait savoir qui étaient les autres, tous ceux que j’avais hébergés. Il m’a dit que c’était pour ma propre sécurité. Il m’a emmené en voiture dans Belfast. Il était tendu. Cinq jours, nous avons cherché. Le roux qui boitait buvait une bière à la porte du Beehive, un pub de Falls Road.
— Lui, j’ai dit.
John McAnulty conduisait un taxi collectif. Nous l’avons croisé par hasard en allant vers Whiterock. Tyrone a fait demi-tour et nous avons suivi l’Austin noire. Il l’a doublée. J’ai regardé le chauffeur. Son sourire, sa barbe blanche.
— Lui aussi, j’ai dit.
L’un des jeunes tatoués jouait au snooker dans l’arrière-salle d’un club. Il fumait en parlant haut. Lui aussi venait à Paris. Il était accompagné d’un garçon dans son genre.
— C’est Tommy, son frère, a lâché Tyrone en m’entraînant dehors.
Nous avons retrouvé Mary au bingo hebdomadaire de Short Strand.