Il
était six heures. Je me suis levé. Je suis sorti dans
la rue. J’ai marché, encore. Je suis allé jusqu’à
la butte Montmartre. Je ne reconnaissais rien. Je crois que je suis
entré dans un café. Je me souviens d’une odeur de
pain. Je me souviens du bruit d’un camion-poubelle. J’ai
décidé que je n’irais plus à Belfast.
Jamais. Pas tout de suite. Que je ne pouvais pas. Que tout me faisait
peur. Jim était mort, Cathy était folle, Tyrone avait
trahi, Sheila était trahie. C’était eux, Belfast.
Eux quatre et personne d’autre. Je connaissais tout le monde à
Belfast. C’est-à-dire personne. Un clin d’œil
ici, un salut là, une poignée de main parfois. Des
regards croisés, des visages connus, mais quoi ? Jim et
Tyrone étaient mes Irlandais. Je ne dormais pas à
Belfast, je dormais chez Jim O’Leary. Je ne défilais pas
dans la rue avec les républicains, je marchais avec Tyrone
Meehan. C’étaient eux. C’était tout. Mon
Irlande était construite sur deux amitiés. Mon Irlande
était du sable. J’étais un luthier parisien. Je
jouais du violon entre les douleurs étrangères. Je
m’inventais dans un autre pays. J’étais éperdu
de tout. J’étais perdu. J’ai décidé
d’aller à Belfast aussi vite que possible. Je ne savais
plus. J’ai acheté un journal anglais dans un kiosque de
la place Clichy. En première page, il y avait deux photos de
Tyrone. Ses sourcils broussailles, sa peau piquetée de blanc,
ses yeux Donegal, son sourire, sa casquette molle, sa chemise à
carreaux. L’autre image avait été prise à
Dublin, lors de sa conférence de presse. C’était
un très vieil homme. Il penchait légèrement la
tête de côté. Il avait le regard tombé et
les lèvres minces. Il était presque chauve. Il portait
des lunettes inconnues. Ce n’était pas Tyrone Meehan. Il
n’était ni de même lumière ni de même
peau. C’était lui. C’était Tyrone Meehan,
pourtant. Je suis entré dans un autre café. J’ai
bu un verre de vin blanc, un picpoul de Pomérols. Un deuxième.
J’allais d’un regard de papier à l’autre. Et
puis j’ai décidé de ne pas aller à Belfast
tout de suite. Je ne pouvais pas. Mais il fallait y aller. Il fallait
que Tyrone me parle. Il fallait qu’il m’explique. Jack
avait raison. Il fallait que je le voie. Je ne voulais plus rien
lire, plus rien entendre, plus rien deviner. Je le voulais lui, sa
main sur mon épaule et ses mots face à face. Il avait
des raisons. Ces raisons, il me les faudrait. Il me les devait. Il
devait me dire qui me parlait devant le lac noir. Quel était
l’homme qui m’enlaçait ? Un traître ne
peut pas regarder sa terre comme cela. Il ne peut pas aimer sa terre
comme ça. J’ai
Interrogatoire de Tyrone Meehan par l'IRA
(18 décembre 2006)
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(Silence)
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(Silence)
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