Napoléon aperçoit l'archichancelier Cambacérès, l'entraîne et, tout en marchant vers son cabinet de travail, le félicite pour sa ponctualité et commence à l'interroger. Qu'en est-il de l'opinion ? Pourquoi a-t-on été si lent à repousser le débarquement anglais dans l'île de Walcheren ? Quelle folie que d'avoir osé nommer Bernadotte à la tête des Gardes nationales chargées de cette tâche !
Bernadotte est un incapable, soucieux de ses petites intrigues et malade de jalousie et d'ambition. C'est Fouché, n'est-ce pas, qui l'a désigné ? Que sait-on à Paris de ce jeune Frédéric Staps, de ce fanatique, de ce fou qui voulait me poignarder ?
Napoléon s'arrête devant Cambacérès, debout au milieu du cabinet de travail.
Il ne craint pas la mort, dit-il. Les poignards ou les boulets, le poison seront impuissants contre lui, car il a un destin à accomplir.
Il s'assied. Il observe longuement Cambacérès. Cet homme avisé, prudent, reste le plus souvent silencieux. Il a toujours soutenu Joséphine. Il s'est, chaque fois que le bruit en a couru, montré hostile au divorce. C'est l'adversaire de Fouché.
Il craint une réaction de l'opinion si l'Empereur épouse une descendante de la dynastie des Habsbourg, une Autrichienne, ou une héritière de la dynastie des Romanov.
Où est l'Impératrice ? interroge à nouveau Napoléon.
Il se lève et commence à marcher. Il prise. Il ne se préoccupe plus de Cambacérès. D'ailleurs, il n'attend rien de l'archichancelier, sinon qu'il écoute ce qu'il doit lui dire.
Il a décidé de divorcer, dit-il, et le plus tôt sera le mieux. Mais que Cambacérès garde le secret. Il faut d'abord parler à Joséphine et lui faire expliquer les raisons de cette décision par Eugène de Beauharnais ou par Hortense. Mais il préfère le vice-roi d'Italie à la reine de Hollande. Eugène est comme un fils. Il est soucieux des intérêts de la dynastie. Il donnera à sa mère de bons conseils.
- J'ai réellement aimé Joséphine, dit Napoléon.
Il est songeur, s'éloigne de Cambacérès, revient vers lui.
- Mais je ne l'estime pas, reprend-il. Elle est trop menteuse.
Cambacérès se tait.
- Elle a un je-ne-sais-quoi qui plaît, reprend-il. C'est une vraie femme.
Il rit, murmure comme pour lui-même :
- Elle a le plus gentil petit cul qui soit possible.
Le visage empourpré de Cambacérès l'enchante. Cet homme-là ne saura jamais ce que c'est qu'une femme. Ses goûts sont ailleurs.
- Joséphine est bonne, ajoute Napoléon, dans ce sens qu'elle invite tout le monde à déjeuner. Mais se priverait-elle de quelque chose pour donner ? Non !
Il s'emporte tout à coup.
Où est-elle ? À Saint-Cloud, alors que je suis ici, qu'elle aurait dû s'y trouver pour m'accueillir !
Il renvoie Cambacérès, dicte un courrier pour Eugène puis commence à travailler, examinant les dépêches.
L'Espagne, toujours. La guerre s'y prolonge. Il lit et relit la lettre que le général Kellermann a fait parvenir à Berthier.
« C'est en vain qu'on abat d'un côté les têtes de l'hydre, écrit le fils du héros de Valmy, aujourd'hui vieux maréchal. Elles renaissent de l'autre, et sans une révolution dans les esprits, vous ne parviendrez de longtemps à soumettre cette vaste péninsule ; elle absorbera la population et les trésors de la France. »
« J'en reviens à dire, écrit le général Kellermann, qu'il faut la tête et le bras d'Hercule. Lui seul, par la force et l'adresse, peut terminer cette grande affaire, si elle peut être terminée. »
Il faudra que Berthier parte en Espagne pour y préparer ma venue. Hercule ! Napoléon sourit. Hercule frappera, plus tard, après, quand il en aura fini avec Joséphine.
Ces bruits de pas et de voix dans les galeries du château puis dans l'antichambre annoncent sans doute l'arrivée de Joséphine à Fontainebleau. Enfin !
Il passe dans la bibliothèque d'un pas rapide. Il s'y enferme, commence à écrire. Il lui en veut du malaise qu'il ressent, de cette impossibilité où il est de lui parler dès ce soir.
Elle entre.