En dépit de la bruine qui commençait à forcir, Adamsberg marcha lentement jusqu’à l’auberge, rappelant à lui ses souvenirs du docteur Jaffré. Lui, pourquoi lui, bon sang ?
Mercadet était assis les yeux mi-clos sur un coin de table.
— Je vous fais un double café bien serré, décida Johan.
— C’est le commissaire, dit le lieutenant en se redressant. Je reconnais son pas.
L’aubergiste ouvrit sa porte sans laisser à Adamsberg le temps de parler.
— Nom d’un chien, dit-il de sa voix puissante. Qui aurait pu croire ça ? Et comment diable le tueur a-t-il passé le cordon de sécurité ?
— Par le moyen le plus simple du monde : le courrier. Que le ministère m’avait interdit de contrôler. Il a envoyé une lettre à Combourg et c’est un autre qui s’est chargé de tuer le médecin à sa place, et à sa manière. Il tient à signer tous ses meurtres. Entre nous, toujours, Johan.
— Sans blague ? Mais on ne tue pas pour dépanner quelqu’un, dit Johan en posant des verres et le chouchen sur la table. Buvez ça pour vous réchauffer, vos cheveux sont tout humides. Vous savez à qui il a écrit ?
— Un gros coup de chance, sa lettre avait collé contre une autre, dit Adamsberg. Si bien que le facteur s’en souvenait très bien.
— Comment c’est possible ?
— C’est possible quand tu utilises une vieille encre un peu poisseuse et que les lettres ont été mouillées dans la boîte. Vieille encre dont il a déjà dû se débarrasser.
— Et c’était pour qui ?
— « Votre logis de A à Z ». Pas de nom. Il y avait une seconde enveloppe dans la première.
Mercadet avait avalé son bol de café et repris son ordinateur. Johan posa son verre d’un coup sec sur la table.
— « Votre logis de A à Z » ? répéta-t-il. Vous parlez bien de cet énorme entrepôt dans la zone industrielle de Combourg ?
— Tout juste, dit Mercadet, le visage collé à son écran.
— Alors là, ça change sacrément les choses, dit Johan, concentré et presque exalté. Parce qu’il y a des on-dit qui se racontent sur le patron.
— On ne sait pas encore qui est le patron.
— Pierre Robic, ajouta Mercadet, qui continua de taper sur son clavier.
— Il va plus vite que moi, non ? dit Johan. Pierre Robic, exactement. Et ces « on-dit » sur lui, je dis pas qu’ils sont vrais, je dis que ça se raconte. Ou que ça se pense fort.
— Ne t’emballe pas, rien ne nous prouve que la lettre lui était adressée, mais je pense que c’est le plus probable. Raconte-moi les bruits qui courent sur ce Pierre Robic, dit Adamsberg en sortant son carnet. Rien ne t’échappe ici. Mercadet, puisque vous voilà de nouveau d’aplomb, ramassez tout ce que vous trouvez d’intéressant sur lui.
— Le mec est né à Louviec, commença Johan, et il a quitté « ce bled de nuls » – c’est ses mots – après son bac, et hop, disparu. Ce que vous devez savoir, c’est qu’à treize ans, au collège, c’était déjà de la graine de voyou, et bon sang, il était pas le seul. Mais lui, c’était le « chef ». Le « chef » ! À treize ans ! Mais pour qui ça se prend ? Un petit con, oui, c’est tout ce qu’il était.
— Chef de qui ? Tu le sais ?
— D’une espèce de bande d’emmerdeurs mais m’en demande pas plus. Je sais seulement qu’il avait un « sous-chef » – bon Dieu pour qui ça se prend ? – indécollable, son copain Pierre Le Guillou. Les deux Pierre, on disait. Le Guillou, il a quitté Louviec aussi. Comme ses parents s’étaient installés au soleil sur la Côte, en voilà un dont on n’a plus jamais entendu parler. Le Robic, il écrivait quand même de temps à autre à sa mère, soi-disant qu’il était commis-voyageur dans le Sud, puis chauffeur, puis laveur de carreaux. Et puis un jour, ça fait quatorze ans de ça, il a débarqué ici, tout droit revenu d’Amérique et plein aux as. Des millions, on a dit qu’il avait. Ça, pour un commis-voyageur, ça a fait drôlement tiquer. Sa vieille mère expliquait à qui voulait l’entendre que son lointain cousin de cousin, qu’était né aux Amériques, lui avait légué tout son argent. Un certain Donald quelque chose, elle disait. Elle le connaissait même pas, ce cousin, la pauvre femme. Ici, personne y a vraiment cru. Parce que l’histoire de l’oncle d’Amérique, c’est connu comme le loup blanc, pas vrai ? Et si notre pauvre docteur était encore là, il vous le dirait, lui, parce qu’il savait un truc, lui.
— Jaffré ? Il savait quoi, Johan ? demanda vivement Adamsberg, crayon toujours en main.
— Que le testament de l’Américain, c’était qu’un coup monté.
— Mais comment le savait-il ? Il te l’a dit ? Comment ?
— Ben tiens, parce qu’il était tombé copain avec l’Américain.
— Comment cela, « copain » ?
— Copains comme larrons en foire. C’est que vous savez pas que cet Américain, il était venu en France avec un ami, y a longtemps déjà. Ils aiment ça, les vieux monuments, les vieilles pierres, les Amerloques. Parce qu’ils en ont pas. Rien que des buildings qu’il faudrait me payer pour habiter là-dedans. Alors tu penses bien que le château de Combourg, ils l’ont pas raté, nos Américains. Mais comme a expliqué le docteur, son copain qu’était pas encore son copain, vous me suivez ?