Les ressources de la France dans tous les genres étaient entièrement épuisées, et, ce qui est pire que tout le reste, l’enthousiasme des Français était éteint. Toutes les tentatives pour établir une constitution libre avaient manqué. Les Jacobins étaient méprisés, et détestés, à cause de leurs cruautés et de l’extravagance de vouloir établir une république sur le modèle antique. Les modérés étaient méprisés, à cause de leur incapacité et de leur corruption. Les royalistes, turbulents dans l’Ouest, se montraient, à Paris, comme de coutume, timides, intrigants et surtout lâches[42]
.Si l’on excepte Moreau, aucun homme, après le général qui revenait d’Égypte, n’avait de réputation et de popularité; et Moreau, à cette époque, voulait suivre le torrent, et, à toutes les époques, fut incapable de le conduire.
Chapitre XX
Dictature de Bonaparte
Washington lui-même eût été embarrassé sur le degré de liberté qui pouvait être confié sans danger à un peuple souverainement enfant, pour qui l’expérience n’était rien, et qui, au fond du cœur, nourrissait encore tous les sots préjugés donnés par une vieille monarchie[43]
. Mais aucune des idées qui auraient occupé Washington n’arrêta l’attention du premier Consul, ou, du moins, il les crut trop facilement chimériques en Europe (1800). Le général Bonaparte était extrêmement ignorant dans l’art de gouverner. Nourri des idées militaires, la délibération lui a toujours semblé de l’insubordination. L’expérience venait tous les jours lui prouver son immense supériorité, et il méprisait trop les hommes pour les admettre à délibérer sur les mesures qu’il avait jugées salutaires. Imbu des idées romaines, le premier des malheurs lui sembla toujours d’être conquis et non d’être mal gouverné et vexé dans sa maison.Quand son esprit eût eu plus de lumières, quand il eût connu l’invincible force du gouvernement de l’opinion, je ne doute pas que l’homme ne l’eût emporté et qu’à la longue, le despote n’eût paru. Il n est pas donné à un seul être humain d’avoir à la fois tous les talents, et il était trop sublime comme général pour être bon comme politique et législateur.
Dans les premiers mois de son consulat, il exerçait une véritable dictature, rendue indispensable par les événements. Talonné à l’intérieur par les Jacobins et les royalistes, et par le souvenir des conspirations récentes de Barras et de Sieyès, pressé à l’extérieur par les armées des rois, prêtes à inonder le sol de la République, la première loi était d’exister. Cette loi justifie à mes yeux toutes les mesures arbitraires de la première année de son consulat.
Peu à peu, la théorie réunie à ce qu’on voyait, porta à croire que ses vues étaient toutes personnelles. Aussitôt, la tourbe des flatteurs s’empara de lui; on les vit outrer comme à l’ordinaire toutes les opinions qu’on supposait au Maître[44]
. Les Regnault et les Maret furent aidés par une nation accoutumée à l’esclavage et qui ne se sent à son aise que quand elle est menée.Donner d’abord au peuple français autant de liberté qu’il en pouvait supporter, et, graduellement, augmenter la liberté à mesure que les factions auraient perdu de leur chaleur et que l’opinion publique serait devenue plus calme et plus éclairée, tel ne fut point l’objet de Napoléon. Il ne considérait pas combien de pouvoir on pouvait confier au peuple sans imprudence, mais cherchait à deviner de combien peu de pouvoir il se contenterait. La constitution qu’il donna à la France était calculée, si tant est qu’elle fût calculée, pour ramener insensiblement ce beau pays à la monarchie absolue, et non pour achever de le façonner à la liberté[45]
. Napoléon avait une couronne devant les yeux, et se laissait éblouir par la splendeur de ce hochet suranné. Il aurait pu établir la République[46] ou, au moins, le gouvernement des deux Chambres; fonder une dynastie de rois était toute son ambition.Chapitre XXI
Réorganisation de la France